Une proposition de loi pour organiser l'omerta sur l'économie

Publié le par DA Estérel 83

Mediapart-copie-1  Par Martine ORANGE

 

 

Depuis des années, Bernard Carayon a une obsession : l'intelligence économique. Auteur d'un rapport sur le sujet à la demande du gouvernement Raffarin, il a proposé de nombreux textes législatifs pour permettre aux entreprises de mieux se protéger. Jamais en retard d'un combat pour sauvegarder les intérêts français, on le vit, il y a quelques années, décréter« entreprise stratégique » une société de carton ondulé, Otor, alors en plein combat d'actionnaires face au fonds d'investissement américain Carlyle, parce qu'elle fabriquait le carton servant à entourer les munitions destinées à l'armée française.

 

 

Depuis, Bernard Carayon ne baisse jamais la garde et continue d'écrire livres et articles pour avertir les entreprises des dangers – réels ou supposés – qui les menacent.

 

Le 13 janvier, Bernard Carayon a décidé d'aller plus loin. Avec le soutien de 130 députés dont certains ténors de la majorité comme Christian Estrosi, ancien ministre de l'industrie, Yves Jégo, ex-secrétaire d'Etat à l'outre-mer, ou Alain Marleix, ancien secrétaire d'Etat à l'intérieur, il a déposé une proposition de loi dont l'objet est de « construire une protection juridique efficace et globale de l'ensemble des informations et des connaissances de l'entreprise, afin de résoudre le problème de l'inadaptation du droit commun quant aux atteintes aux secrets d'affaires dans le cadre d'une action d'ingérence économique ».

 

 

Dans les faits, ce texte ne déparerait pas parmi les lois sur la presse en Hongrie. Car il ne s'agit pas de combattre seulement l'espionnage économique. Sous couvert de protection des intérêts économiques, cette proposition de loi est liberticide.

 

Elle porte atteinte à la liberté d'expression sur toute l'information économique. Elle organise l'omerta et la protection d'intérêts, qui se considèrent désormais comme au-dessus des lois, au-dessus de la démocratie.

 

Le texte se propose en effet de sanctionner toute possession ou divulgation d'information à caractère économique protégée. La définition de ce qui est considéré par les députés comme information à caractère économique protégée donne la mesure du projet.

 

Il s'agit « d'informations ne constituant pas des connaissances générales librement accessibles par le public, ayant, directement ou indirectement, une valeur économique pour l'entreprise, et pour la protection desquelles leur détenteur légitime a mis en œuvre des mesures substantielles conformes aux lois et usages, en vue de les tenir secrètes ». « C'est une définition si large, si floue que tout peut être considéré comme information stratégique. Tout est au bon vouloir de l'entreprise. Nous sommes dans l'arbitraire le plus complet », s'indigne l'avocat d'affaires Dominique Schmidt.

 

 

Procès d'intention ? Dans les motivations de la proposition de loi, il est donné quelques exemples de ce que les législateurs entendent comme informations économiques protégées.

Il y est fait mention naturellement des brevets ou des travaux de recherche et développement. Mais même le taux de marge ou des informations concernant le secteur d'activité sont considérés comme stratégiques. Autant dire que la presse est priée de se contenter de recopier les communiqués officiels et insipides des groupes déclinés sur l'air de « tout va très bien madame la marquise », au nom des intérêts supérieurs de l'économie.

 

 

Si un tel texte avait existé auparavant, il n'aurait jamais été possible de raconter des affaires comme le Crédit lyonnais, Elf, Vivendi, les Caisses d'épargne ou les carambouilles de Sidel ou de Rhodia.

 

A chaque fois, les entreprises auraient pu attaquer au nom de la divulgation d'informations stratégiques. Pourtant, des années après, la justice est venue confirmer ce qu'avait écrit la presse.

 

Afin de faire réfléchir ceux qui s'opposeraient à cette ère de l'économie heureuse, les députés signataires de la proposition de loi sont prêts à donner des armes de dissuasion massive aux entreprises : le texte prévoit de rattacher la possession ou la divulgation d'informations économiques protégées à l'article 314-1 du code pénal qui sanctionne l'abus de confiance.

 

La peine encourue est de trois ans de prison  et 375.000 euros d'amende. De quoi refroidir toutes les audaces.  

 

Pour ne négliger aucun verrouillage, le texte prévoit des dispositions spéciales pour les salariés qui oseraient passer outre et faire connaître des informations.

 

Tout salarié qui enfreindrait la règle serait passible, selon le texte, d'une peine d'un an de prison et de 150.000 euros d'amende, au titre del'article 226-14 du code pénal sur l'atteinte au secret.

 

Le texte prévoit en outre que le seul fait de ne pas avoir respecté les règles de confidentialité en vigueur dans une société peut donner lieu à sanction, en clair conduire au licenciement.

Avec ce dispositif, finis les whistleblowers, ces salariés qui ont le courage de faire savoir à l'extérieur les agissements répréhensibles dont ils peuvent être les témoins dans leur entreprise, comme ce fut le cas dans l'affaire Enron.

 

On se demande même si un comité d'entreprise ou un syndicat peut parler, avertir d'un prochain plan de licenciement ou d'une fermeture d'usine, ou contester chiffres à l'appui des décisions d'une direction. L'entreprise est ainsi bouclée à double tour.

 

Interrogé sur les motivations qui l'ont poussé à proposer ce texte et sur les implications possibles, Bernard Carayon n'a pas trouvé le temps de nous répondre. Au-delà de leurs propres préoccupations sur l'intelligence économique, on devine que des groupes d'influence ont vite perçu tout l'intérêt de cette proposition de loi et n'ont pas manqué d'apporter leurs suggestions. Car ce texte traduit la volonté des cercles dirigeants de conserver leurs pouvoirs, qui passent notamment par l'information.

 

Au moment où la crise remet en cause un certain nombre de préceptes réputés immuables, où internet et Wikileaks permettent de porter à la connaissance de tous des agissements et des pratiques jusqu'alors cachés, il est urgent en effet pour certains de tenter de verrouiller le tout, d'essayer par tous les moyens d'organiser l'omerta.

 

Les plus optimistes penseront que cette proposition de loi enfreint tellement la liberté d'expression prévue dans la Constitution, le droit de la presse, le droit syndical, et même le droit boursier, qu'elle ne pourra jamais voir le jour. Le seul fait d'avoir osé présenter un tel texte illustre le degré de faible intensité démocratique dans lequel nous sommes tombés. Il y a encore quelques années, les défenseurs du libéralisme prônaient un capitalisme ouvert, transparent. Aujourd'hui, ils ne prennent même plus la peine de rendre les choses présentables. Les affaires justifient tout et d'abord le silence et l'obscurité. Ce sont aussi les lois de la mafia.

 

Publié dans Economie

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