EADS-BAE : les dessous d'un projet de fusion

Publié le par DA Estérel 83

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« Nous avons une belle histoire à raconter. » C’est ainsi que Tom Enders, le président du groupe, s’expliquait dans une lettre adressée à tous les salariés d’EADS, désorientés et inquiets, à la suite de la révélation de pourparlers entre leur groupe et le britannique BAE Systems engagés en vue de se rapprocher. Conscient de toutes les réticences des salariés et des gouvernements, qui ont appris avec le temps ce que pouvaient signifier les grands mariages et la création de géants mondiaux, il assurait : « Notre but stratégique n’est pas la taille. Notre projet est de poser les fondations pour assurer notre compétitivité à long terme dans un environnement qui change très rapidement pour l’industrie de l’aéronautique et de la défense. »

 

Depuis la fuite du 12 septembre, révélant les premiers détails de ce projet, les négociations se poursuivent en coulisses à une vitesse accélérée entre les deux groupes, mais surtout avec les gouvernements français, allemand et britannique. Pour respecter le calendrier imposé par la législation boursière britannique, tout doit être bouclé d’ici au 10 octobre. Est-il possible en un délai aussi court de boucler un dossier qui met en jeu « l'emploi, la stratégie industrielle, les activités de défense, les intérêts de nos États respectifs », comme l’a rappelé François Hollande lors du sommet franco-allemand de samedi, en compagnie d’Angela Merkel ?

Retour sur les questions qui se posent au gouvernement français sur ce dossier, sur lequel il n’a pas le droit de se tromper tant les implications stratégiques et industrielles sont lourdes. D’autant que cela sera peut-être la dernière fois qu'il aura son mot à dire.

Quel intérêt a ce rapprochement d'EADS et BAE Systems ?

« C’est le vieux rêve des industriels européens de la défense. Cela fait quinze qu’ils en parlent », explique un connaisseur du secteur. Depuis des années, nombre d’experts et d’industriels militent pour créer un groupe européen, à l’image de Boeing, présent à la fois sur l’aéronautique et la défense. Cette association, selon eux, présente le double avantage de contrebalancer les cycles de l’activité aéronautique civile par l’activité plus stable de la défense, et de permettre de grandes économies d’échelle grâce aux partages des efforts de recherche et développement.

« Sur le papier, l’idée est séduisante. Mais n’est-elle pas datée ? Le temps où les industriels de la défense pouvaient dégager des marges importantes grâce aux États est achevé. Les pays sont tous en train de réduire leur budget militaire. Les économies sur la recherche et le développement, grâce au partage entre le civil et le militaire, ne sont pas si assurées que cela. De plus, Airbus adésormais acquis la taille où il peut se développer seul », souligne un observateur.

« C’est un raisonnement à court terme. Une stratégie industrielle se dessine sur le long terme. Pour l’instant, effectivement, tout va bien pour Airbus. Mais l’aéronautique civile est une activité très cyclique. Demain, tout peut se retourner. Le groupe a besoin de deux jambes pour avancer », explique un proche du dossier, en rappelant que c’était déjà la vision stratégique de Louis Gallois. Dans le cadre d’un projet appelé « Vision 2020 », l’ancien président d’EADS se disait favorable à un rééquilibrage du groupe : la part de l’activité militaire devait croître de 20 % à 50 % à l’horizon 2020 et s'orienter plus à l'international que cela n'est le cas aujourd’hui.

« EADS doit avoir absolument un pied dans la défense et s’y renforcer. Cassidian (la filiale défense du groupe) n’a pas suffisamment de projets. L’Eurofighter (l’avion de combat européen) est sur la pente déclinante. Il faut regrouper l’industrie européenne de défense, afin de faire face à la réduction des budgets militaires », surenchérit un autre proche du dossier.

La question, cependant, est plus complexe qu'il n'y paraît. À plusieurs reprises, EADS s’est interrogé sur la nécessité de garder ou non une activité de défense. Le même expert qui milite aujourd’hui pour le rapprochement entre EADS et BAE, soutenait il y a dix-huit mois l’idée consistant à séparer Cassidian du reste du groupe. À l’époque, il avait été envisagé de laisser Cassidian aux Allemands, l’entreprise réalisant près de la moitié de son chiffre d’affaires avec la défense allemande. « Berlin aurait son entreprise de défense et Paris la sienne avec Dassault-Thales », expliquait-on. Le patron de Cassidian, Stefan Zoller, très introduit auprès de la CSU bavaroise, militait ouvertement pour cette scission.

L’affaire ne s’est pas réalisée : car en contrepartie du départ de Cassidian, le gouvernement français demandait une révision des parités et un abaissement de la participation de l’Allemagne. Refusant de revenir sur le 50/50 qui lui avait été accordé au moment de la création d’EADS, Berlin a préféré renoncer au projet. Mais Stefan Zoller quant à lui continuait à y croire. Il lui était même reproché d’organiser la « bunkerisation » de son entreprise. Début septembre, il a été évincé de la direction de Cassidian ainsi qu’une partie de son équipe, Tom Enders refusant de conserver un adversaire de poids à son projet et aussi un éventuel rival pour EADS qui, contrairement à lui, avait le soutien d’une partie de la classe politique allemande.

BAE Systems, le bon candidat ?

« Si EADS veut se développer dans la défense, le groupe ne peut pas se contenter d’une politique des petits pas. Les petites acquisitions, comme cela s'est fait jusqu’à

Ian King, PDG de BAEIan King, PDG de BAE
maintenant, ne sont pas suffisantes. Il faut réaliser une opération structurante. Pour EADS, il ne peut y avoir de meilleur candidat que BAE, car c’est un des tout premiers groupes mondiaux de défense, de surcroît lui ouvrant le marché américain », analyse un membre d’EADS. « C’est un mariage parfait. Les doublons entre les activités sont presque inexistants », a assuré Tom Enders, dans sa lettre aux salariés, afin de les rassurer sur les risques de restructurations et de suppression d’emplois.

 

À l’extérieur, les avis sont beaucoup plus mitigés. Pour beaucoup, le groupe britannique de défense est dans une impasse stratégique. En annonçant samedi que le gouvernement Cameron se ralliait au projet de rapprochement, le Financial Times ne semble pas dire autre chose : « Le premier ministre espère que cette fusion aidera BAE à surmonter les hauts et les bas du secteur de la défense. »

Après avoir refusé en 1999 un rapprochement – déjà ! – avec l’allemand Dasa (future partie constituante d’EADS), le groupe qui s’appelait alors British Aerospace a décidé de devenir, comme le recommandaient les analystes boursiers de l’époque, un pure playeret de se recentrer sur le militaire. Il a fusionné avec son homologue britannique GEC-Marconi pour créer BAE. Il a vendu les 20 % qu’il détenait depuis l’origine dans Airbus, a coupé l’essentiel des ponts avec l’Europe, ne conservant que sa participation dans l’Eurofighter, pour devenir un des interlocuteurs privilégiés du Pentagone américain. Dans sa période d’expansion, il a acquis l’entreprise américaine qui fabriquait les chars Bradley, des sociétés de transport terrestre comme Armor Holdings et de sécurité, notamment de cybersécurité. BAE Systems est devenu le cinquième fournisseur de l’armée américaine et réalise désormais plus de 50 % de son chiffre d’affaires aux États-Unis.

Mais la société a été prise à revers par les changements stratégiques américains. En choisissant de porter ses efforts stratégiques en priorité sur l’Asie-Pacifique, la défense américaine privilégie désormais les activités de défense aérienne et navale. Du coup, toutes les activités terrestres, là où BAE Systems est implanté, se trouvent mal en point. De plus, les budgets militaires américains sont en réduction très sensible depuis l’élection d’Obama. Et ce sont d’abord les entreprises étrangères qui sont les premières frappées, BAE Systems en tête. En deux ans, le chiffre d'affaires a diminué de plus de 15 %, en cinq ans le cash flow de l’entreprise a baissé de 70 %. Ses perspectives de croissance à trois ans sont nulles.

« Franchement, je ne vois pas où est l’intérêt d’EADS dans ce rachat. Cela permet aux actionnaires et aux dirigeants de BAE de s’en tirer à bon compte. On va renflouer un groupe en perdition, comme les Anglais savent si bien le faire, sans en tirer aucun avantage. Penser que cela va nous ouvrir les marchés américains de la défense est un leurre », analyse un observateur. « Jamais le pouvoir américain n’ouvrira les portes à EADS. Boeing est en train d’intervenir très fortement auprès du gouvernement américain pour poser des conditions léonines d’ouverture de marché et de transferts de technologies et de savoir-faire. Pas sur les chars Bradley, dont ils n’ont pas grand-chose à faire, mais sur la cybersécurité. » La filiale de cybersécurité détenue par BAE est soumise à un code très strict imposé par le Pentagone. Seuls, les citoyens américains, sélectionnés par la CIA, peuvent y travailler. Et aucune information, aucune technologie ne doit sortir de son enceinte et être partagée avec le reste du groupe.

« Dans cette opération, c’est plutôt BAE qui risque d’être le cheval de Troie des Américains en Europe », s'émeut un autre expert. Dans les milieux militaires, cette inquiétude revient avec force. Beaucoup craignent que les transferts de technologie sensibles, de savoir-faire et d’emplois se fassent en sens inverse, et bénéficient en priorité aux États-Unis. Certains redoutent même que par l’intermédiaire des programmes européens de défense, dont le futur groupe se veut le champion, les États-Unis n’imposent leur vision de la défense européenne et ne mettent sous tutelle les armées européennes, achevant ainsi par le biais de l’industrie de défense l’intégration commencée avec l’OTAN. Sans parler des marchés à l’export, où l’industrie européenne n’aurait plus que la portion congrue que daigneraient lui laisser les Américains. Craintes justifiées ou infondées ? Le gouvernement semble en tout cas assailli par ces remarques et ne peut faire l’économie d’une réflexion approfondie sur le sujet.

Pourquoi le projet apparaît-il maintenant ?

« Tout est parti de l’échec de l’Eurofighter en Inde », raconte un témoin. En janvier dernier, l’avion de combat européen perd le contrat de 126 avions de combats en Inde face au Rafale de Dassault, qui, pour la première fois, emporte un contrat à l’exportation. « Quand on s’est retrouvé pour faire le bilan de cet échec, on a commencé par faire le point sur l’Eurofighter, sur le fait qu’à l’avenir, l’Europe ne pouvait se permettre le luxe d’avoir trois avions de combat en concurrence (Eurofighter construit par EADS et BAE, le Rafale construit par Dassault et Thales, le Gripen construit par le suédois SAAB). C’est à ce moment-là que nous avons commencé à reparler d’un rapprochement », poursuit ce témoin. Un projet familier pour Tom Enders : en 1999, il était patron de Dasa, et il avait participé activement aux discussions en vue de fusionner l’activité militaire allemande avec British Aerospace. Les pourparlers avaient achoppé sur les valorisations : à l’époque, Dasa demandait d’être à 50/50 avec les Britanniques. Ceux-ci avaient jugé ces demandes inacceptables et l’affaire avait capoté. Dasa s’était par la suite rapproché d’Aérospatiale et la fusion s’était faite sur la base de la fameuse parité de moitié-moitié réclamée par les Allemands.

D’autres témoignages viennent compléter cette version. « Dès que Tom Enders a eu l’assurance fin décembre qu’il prendrait bien la présidence d’EADS, il s’est attelé à la question essentielle à ses yeux de la gouvernance », rapporte un proche du dossier. Tom Enders aime Airbus, EADS, l’aéronautique et la défense. Il a déclaré à plusieurs reprises qu’il avait « le plus beau job industriel de toute l’Europe ». Mais il ne supporte pas les interventions incessantes des États dans la conduite du groupe, réclamant la défense des emplois, s'inquiétant des retombées technologiques, ou rappelant leurs impératifs stratégiques.

« Ce n’est pas plus, mais moins d’État qu’il faut pour EADS », a-t-il déclaré à plusieurs reprises. Dans sa lettre aux salariés, il reprend l’argument : « La gouvernance et les impératifs de sécurité nationale sont au cœur de notre travail. Si nous réussissons et si le pacte d’actionnaire d’EADS peut être dissous, notre gouvernance sera significativement simplifié et “normalisé”. »

À plusieurs reprises, Tom Enders et Marwan Lahoud, directeur de la stratégie d’EADS, ont cherché à faire évoluer cette gouvernance, cherchant toujours à réduire les intérêts des États participants à une simple golden share, une action privilégiée servant juste en cas d’OPA. Ils n’y sont jamais parvenus, compte tenu du blocage de Berlin et Paris. Mais Tom Enders n’y avait pas renoncé. Et dès le début de l’année, il s’est engouffré dans la brèche que pouvait lui offrir une alliance avec BAE. Une occasion rêvée, selon lui, pour remettre d’équerre la gouvernance d’EADS.

« Le calendrier, pour lui, était très serré. Alors que Nicolas Sarkozy a bloqué toute évolution, l’arrivée d’un gouvernement socialiste en France était une opportunité à ne pas manquer. C’est le gouvernement socialiste de Lionel Jospin qui a permis la création d’EADS. Côté allemand, les élections législatives sont au printemps 2013. Il reste peu de temps à Angela Merkel pour agir avec la liberté voulue. Après, il lui faudra négocier et faire des concessions à son allié, la CSU bavaroise, qui est vent debout contre toute évolution d’EADS et demande sans cesse plus d’intervention dans le groupe », remarque ce même témoin. Sans compter que réaliser une opération aussi structurante dans les 100 jours après sa nomination à la présidence, revient à asseoir son pouvoir pour longtemps à la tête du groupe.

Dès le printemps, en tout cas, un petit groupe est formé au sein d’EADS pour travailler à la fusion avec BAE. On y retrouve Tom Enders naturellement, Marwan Lahoud, Fabrice Brégier, le patron d’Airbus. Deux banques conseils y sont adjointes : Evercore et Weinberg Perella. BNP Paribas, Lazard et Philippe Villin les rejoindront à l’été. Mais c’est le nom des banquiers conseils qui a surpris. Côté Weinberg Perella, il s’agit de Dietrich Becker, côté Evercore, de Philippe Camus, le premier président d’EADS ! On comprend mieux pourquoi ce dernier a démissionné de toutes ses fonctions chez Lagardère à la fin mai, après trente-deux ans passés dans le groupe. Il fallait éviter l’accusation de conflit d’intérêts, Lagardère gardant 7,5 % du capital. Encore que le conflit d’intérêts n’est pas totalement résolu : Philippe Camus reste un des premiers actionnaires particuliers du groupe.

À l’évocation des noms composant ce groupe, ceux qui ont la mémoire du passé ne peuvent s’empêcher d’avoir un recul. Ce sont les mêmes qui ont présidé à la création d’Aérospatiale-Matra puis d’EADS. Et ces épisodes n’ont pas laissé de bons souvenirs dans le groupe. Personne n’a oublié les conditions dans lesquelles la fusion d’EADS s’est réalisée, lorsque l’État français a laissé les clés du groupe à Lagardère et tout ce qui s’ensuivit.

Est-ce la bonne valorisation ?

À la suite de la fuite inopinée sur l’éventuelle fusion entre EADS et BAE, la direction du groupe britannique a concocté un communiqué. Elle y disait peu de choses, sauf concernant les termes financiers de la fusion. Le nouveau groupe serait détenu à 60 % par les actionnaires d’EADS et à 40 % par ceux de BAE. Ce calcul est critiqué par nombre de banquiers. « La parité n’y est pas du tout. Comment peut-on oser dire que BAE pèse presque autant qu’EADS ? » s’étonne l’un d’eux.

Même les analystes anglo-saxons sont intrigués par ce calcul : en termes de taille, EADS est deux fois plus gros que BAE (49,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires pour EADS contre 23,9 milliards de chiffre d’affaires pour BAE) ; en termes de capitalisation boursière, celle du groupe européen est deux fois et demie plus importante que celle de son homologue britannique. « Et encore, BAE a dopé son cours en distribuant des dividendes exceptionnels. La bonne parité entre EADS et BAE se situe entre 75-25 %  et 70-30 % », affirme un banquier. « Pour des dirigeants qui disent ne jurer que par le marché, il est curieux de commencer à envisager une fusion en niant les règles mêmes du marché », s'étonne un autre.

EADS reconnaît lui-même que le compte n’y est pas. Pour combler la différence, il se propose, comme l’indique le communiqué de BAE, de verser un dividende exceptionnel de 250 millions d’euros aux actionnaires d’EADS. Déjà Daimler, actionnaire à hauteur de 15 % d’EADS, tique et demande plus. « Il serait très grave pour EADS dans des temps aussi compliqués de distribuer sa trésorerie surtout à des actionnaires privés qui se sont montrés indignes de leur rôle pendant ces dix dernières années. C’est tout le calcul des parités qu’il faut reprendre », soutient un observateur. 

Pour EADS, tout retour en arrière semble impossible. « Le Trésor jugeait aussi que la parité n’était pas la bonne. Mais nous avons fini par le convaincre du contraire », explique une partie prenante au dossier. « C’est normal de payer une prime puisque c’est nous qui rachetons BAE », surenchérit un autre membre d’EADS, ajoutant que BAE et le gouvernement britannique font de cette parité une question de principe et qu’il serait regrettable de faire capoter le projet pour si peu de choses.

« Le gouvernement français va-t-il encore accepter, une nouvelle fois, de brader nos intérêts stratégiques financés pendant des années par les contribuables français et l’argent public? »s’énerve un salarié du groupe qui garde en mémoire le cadeau fait d’abord à Matra dans la fusion avec Aérospatiale, puis aux Allemands dans la création d’EADS. « C’est tout le jeu des Britanniques de nous refiler leur entreprise qui est en perdition en nous faisant croire qu’ils sont les courtisés alors qu’ils sont demandeurs. La parité n’est pas seulement une question financière, elle conditionne toute l’architecture de la gouvernance derrière. Telle qu’elle est calculée, elle n’a qu’un seul objectif : diluer au maximum la participation de l’État français et le forcer à sortir, et diluer les intérêts français », poursuit-il. « Si vous croyez que cela nous a échappé », rétorque un conseiller du gouvernement français, dans une rare confidence : une consigne de silence absolu ayant été donnée à l’ensemble du gouvernement sur le sujet.

Selon cette parité, la participation du gouvernement français tomberait de 15 % à 9 %. Daimler a tout de suite appelé à la dissolution du pacte d’actionnaire et à la sortie de l’État français. Le gouvernement britannique insiste aussi beaucoup sur ce point.« L’État français ne vendra pas tout de suite, parce qu’il est long à se décider. Mais à long terme, il ne manquera pas de le faire », pronostique un proche du dossier, considérant qu’à 9 % l’État français perd tout pouvoir d’influence. Par la suite, il sera toujours loisible de spéculer sur l’impécuniosité de la France et cette habitude prise par le ministère des finances de liquider les participations de l’État pour faire les fins de mois, sans compter les pressions amicales des gouvernements allemand et britannique pour l’y inciter.

Pour rassurer les États, il est prévu de donner aux gouvernements français, allemand et britannique une golden share, afin qu'ils se retrouvent à stricte égalité ! Ennui supplémentaire : selon le droit européen, la golden share est autorisée pour les activités militaires mais pas pour les activités civiles. Les États perdraient ainsi tout droit de regard sur Airbus, Astrium ou une large partie d’Eurocopter, pour les confier aux seuls intérêts privés, Daimler et Lagardère ayant prouvé combien ces derniers savaient parier sur le long terme.

« Les deux compagnies arguent qu’elles veulent créer un groupe dépolitisé et global. Mais c’est irréaliste. Les groupes de défense vivent et meurent en fonction de leur capacité de vendre à leur gouvernement. Les États ont un large pouvoir pour déterminer comment le travail est divisé, où il est fait, qui le vend. Les activités civiles peuvent jouir d’une contrainte allégée. Mais la configuration de la production d’Airbus – avec des usines dans chacun des quatre pays membres – montre le pouvoir persistant des aides au lancement dans chaque modèle », rappelle le Financial Times dans un éditorial, soulignant que sur un tel sujet, le pouvoir n’appartient pas aux actionnaires, car les impératifs stratégiques et de sûreté l’emportent sur tout le reste.

Le nouvel ensemble peut-il constituer un groupe normal ?

La gouvernance d’EADS a été un cauchemar depuis sa création. L’exigence d’une stricte parité en fonction des nationalités a conduit à une guerre de tranchées entre Français et Allemands, au point que les productions ont été séparées, chacun travaillant de son côté. Le soupçon est permanent, chacun accusant l’autre de ne pas jouer le jeu. Mais la fusion avec BAE peut-elle permettre de sortir de cet imbroglio, comme l’espère Tom Enders ?

Les rares informations dévoilées sur l'organisation projetée par les deux groupes pour le nouvel ensemble laissent planer beaucoup de doutes sur le sujet. Il semblerait qu’on tronquerait une usine à gaz pour une autre.

Il est ainsi prévu qu'EADS et BAE auraient deux cotations séparées, à l’image d’Unilever et Shell. Tom Enders prendrait la direction du nouvel ensemble, tandis que Ian King, l’actuel patron de BAE, en assumerait la présidence. Les directions resteraient aussi séparées.« Mais cela n’aurait aucune importance, puisque on trouverait les mêmes hommes aux comités exécutifs des deux groupes », dit un proche du dossier. Pour donner les garanties stratégiques suffisantes à la Grande-Bretagne, une entité spéciale serait créée de sorte que l’activité des sous-marins nucléaires revienne à BAE. Le groupe britannique garderait aussi la complète conduite de sa filiale américaine afin de ne pas perdre le lien privilégié qu'il entretient avec la défense américaine, mais aussi avec sa filiale en Arabie saoudite, faisant l'objet de beaucoup de protection de la part du gouvernement britannique (voir le scandale BAE en Arabie saoudite en 2007).

Pour donner également une garantie à l’État français, l’activité des missiles balistiques (puisque EADS fabrique les armes atomiques françaises) serait aussi séparée dans une entité à part. Enfin, l’État allemand recevrait aussi des garanties sur certaines des activités de Cassidian.

Cours d'EADSCours d'EADS© Boursorama

Voici donc une fusion dans laquelle deux groupes restent séparés, avec des directions qui demeurent indépendantes, entraînant une multiplication d’entités protégées : à ce stade, faute d’éléments suffisants, personne n’y comprend plus rien... « Les bénéfices de cette fusion ne sont pas clairs. On ne voit pas où sont les synergies et les économies d’échelle », énonce un analyste.

« La bourse n’achète pas le projet », relève un banquier. Depuis la fuite sur la fusion, le cours d’EADS a perdu plus de 13 %, tandis que l’action BAE, qui au premier jour avait gagné 12 %, a tout reperdu depuis. « Si les cours ne se redressent pas, les deux groupes seront obligés de renoncer. Car cela démontrera que les actionnaires ne les suivent pas », pronostique-t-il.

Qu’en pensent les Etats ?

Pour l’instant, le plus disert sur le sujet, c’est le gouvernement britannique. David Cameron s’étant résolu à soutenir le projet, il lui faut convaincre une partie de l’opinion publique qui ne comprend pas ce revirement. Car cette alliance a tout d'un tête-à-queue diplomatique majeur – la Grande-Bretagne ayant jusqu’alors toujours privilégié le « grand large » à l’Europe – , et de plus dans un moment incompréhensible pour nombre de Britanniques – les doutes sur la pérennité de l’Europe allant grandissant en Grande-Bretagne. C'est qu'il lui faut cacher un échec stratégique de sa principale industrie de défense, acculée dans une impasse.

Alors, le gouvernement anglais parle haut et fort. Il pose ses conditions : l’État français doit sortir du capital et renoncer à tout droit de regard sur le groupe ; les emplois de BAE doivent être maintenus en Grande-Bretagne et les salariés doivent pouvoir bénéficier des activités du nouvel ensemble. Même le nom d’Airbus, imaginé pour le nouveau groupe, lui semble sujet à caution : trop français. Et pour rassurer ses concitoyens, le premier ministre se pose en interlocuteur direct et privilégié des États-Unis.

Les gouvernements allemand et français, de leurs côtés, se taisent. Comme l’ont rappelé Angela Merkel et François Hollande lors du sommet franco-allemand, ils ont décidé de se coordonner pour travailler ensemble sur le dossier. « Berlin n’est pas très emballé par le projet », confie un observateur, en soulignant que les relations entre Angela Merkel et Tom Enders n’étaient pas au beau fixe.

La façon dont François Hollande a insisté, lors du sommet, sur le fait qu’il s’agissait d'« un projet (émanant) de l’entreprise » montre aussi une certaine distance. Ce que confirme un conseiller du gouvernement. « Personne n’est très chaud. »

Si Berlin et Paris peuvent se retrouver sur certains sujets, comme les garanties stratégiques, les protections sur les technologies et les savoir-faire critiques, les intérêts nationaux respectifs prennent vite le dessus. Chacun veut sa part d’emplois, d’usines, de recherche, de sous-traitance, de production d’avenir, le strict respect de la parité. Chacun a ses impératifs stratégiques et politiques. Ainsi, Berlin souhaiterait, comme Londres, que Paris sorte du capital d’EADS, afin de se retrouver sur un total pied d’égalité dans le nouvel ensemble, ce que le gouvernement français semble refuser. De même, en apprenant que le siège du groupe pourrait être installé à Toulouse, le gouvernement allemand a demandé des compensations pour Munich, et des assurances de nouvelles productions pour ses usines.

Paris veut pour sa part des assurances sur l’emploi, sur les lignes de production – l’annonce de la création d’une ligne d'A-320 aux États-Unis a plutôt été mal accueillie par le gouvernement, certains soulignant que Boeing ne se délocalise pas en Europe pour vendre ses avions –, mais aussi sur l’organisation et la protection de la sous-traitance, le groupe pressant de délocaliser au Maroc et en Tunisie afin d’obtenir de meilleurs coûts. L’armée et la délégation de l’armement veulent également des garanties sur la sécurité de la défense et sur les futurs programmes, surtout face aux États-Unis. 

Reste aussi l’épineux problème de Dassault, Thales et Safran. Que deviennent ces trois groupes de défense face au futur ensemble ?« C’est le problème de l’État », rétorque-t-on chez EADS, qui dépend malgré tout à 46 % de Dassault. Mais pour le gouvernement, cette réorganisation du secteur de la défense, repoussée depuis des années, ne peut se faire à la va-vite, sur le coin d’une table. « Avant de faire une fusion avec BAE, cela aurait beaucoup de plus de sens de mettre de l’ordre en Europe, et de regarder à un rapprochement avec Dassault et Thales mais aussi l’italien Finmeccanica », dit un observateur.

« Tout cela pose énormément de questions stratégiques, industrielles. Au moment où le gouvernement prône le redressement de l’industrie, il ne peut pas commencer par laisser filer un des derniers secteurs d’excellence de la France », relève un député socialiste, qui attend une position ferme du gouvernement français. 

« Tant qu’on ne nous dit pas d’arrêter, on continue », déclare-t-on à la direction d’EADS qui veut croire au succès de son offensive éclair. Bien des observateurs doutent, cependant, que la fusion EADS-BAE puisse voir le jour dans ce délai annoncé de trois semaines, tant les obstacles à lever sont immenses.

Publié dans Economie

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