Tapie revendique encore un préjudice moral!

Publié le par DA Estérel 83

01-Mediapart

 

 

La chambre des requêtes de la Cour de justice de la République (CJR) ne dira que vers le 10 juin si elle décide, en réponse à la saisine du procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, d'ouvrir une enquête sur Christine Lagarde, pour abus d'autorité dans l'affaire Tapie. Mais il est dès à présent acquis, quoi qu'il arrive, qu'un tribunal aura à juger de la légalité du célèbre arbitrage, qui a alloué en juillet 2008 la somme fabuleuse de 403 millions d'euros de dédommagements, dont 45 millions d'euros au titre du préjudice moral. Et si c'est le cas, c'est du fait d'une plainte aussi incongrue qu'inattendue que Bernard Tapie a déposé contre... l'un des meilleurs spécialistes français du droit de l'arbitrage, le professeur Thomas Clay, qui avait jugé cet arbitrage illégal.

T-Clay

Cette plainte pour diffamation, avec constitution de partie civile, dont Mediapart a eu connaissance de source judiciaire, vise le directeur de la publication du Nouvel Observateur, Claude Perdriel, et Thomas Clay, qui avait donné un entretien à l'hebdomadaire daté du 7 au 13 avril 2011.

 

Dans cet entretien (que l'on peut consulter ci-contre), intitulé « Le recours à l'arbitrage était illégal », le professeur de droit fait notamment ces deux constats. D'abord, il défend l'idée qui figure dans le titre : « On sait depuis le début que le recours à l'arbitrage était illégal ». Et puis, en réponse à la question de l'hebdomadaire qui lui demande si la sentence des arbitres peut encore être cassée, il fait ce commentaire : « Il reste un recours, qui pourrait être actionné, si suffisamment d'éléments étaient réunis pour prouver qu'il s'agit d'un arbitrage frauduleux et les dernières révélations (notamment de la Cour des comptes - NDLR) semblent l'attester. »

Ce sont donc ces deux phrases que Bernard Tapie juge diffamatoires et pour lesquelles il a fait délivrer une citation à comparaître devant le tribunal correctionnel. Il réclame des dommages et intérêts de 150.000 euros.

 

Thomas Clay
Thomas Clay
Violente et incongrue, cette plainte l'est donc à plus d'un titre. D'abord, elle surprend à cause la personnalité qu'elle vise. Professeur agrégé de droit privé, doyen de faculté de droit de Versailles, Thomas Clay est en effet le grand spécialiste français de l'arbitrage. C'est d'ailleurs son métier, comme tout universitaire, que de discuter et de commenter les évolutions législatives ou jurisprudentielles qui relèvent de son champ d'étude et d'enseignement. Il n'est que de lire la liste de ses publications, dans de nombreux pays, pour s'en rendre compte. Très logiquement, c'est donc à lui que la Commission des finances de l'Assemblée nationale s'était adressée, pour solliciter son expertise, au lendemain de la sentence rendue par les arbitres qui a alloué cette fortune à l'ex-homme d'affaires.

 

La plainte de Bernard Tapie cherche à gommer cette réalité et raille « l'universitaire supposément spécialiste de l'arbitrage ». Il reste que parmi les nombreuses auditions auxquelles la commission des finances a alors procédé, à l'automne 2008, c'est celle de Thomas Clay qui a sans doute le plus contribué à éclairer les députés. Dans une intervention que l'on peut consulter ici sur le site Internet de l'Assemblée, et dontMediapart avait à l'époque rendu compte, le juriste avait détaillé ses doutes sur la procédure d'arbitrage dans le cadre de l'affaire Tapie. Avec un argument principal : « Le dossier concerne l'argent public ; or l'arbitrage est par nature confidentiel et il m'apparaît que confidentialité et argent public ne font pas bon ménage. »

 

Des mauvaises lunettes pour lire la Cour des comptes

Au fil des révélations successives qui ont ensuite émaillé l'affaire, le professeur de droit (qui est aussi un proche d'Arnaud Montebourg) a été fréquemment sollicité par les médias et a progressivement précisé ses analyses, soulignant l'illégalité de la procédure d'arbitrage. Et ses avis ont fortement pesé sur les débats publics. Ou à tout le moins, ils ont été prémonitoires.

Car c'est le même diagnostic qui transparaît du rapport de la Cour des comptes dont Mediapart a révélé le contenu la semaine passée (lire : Affaire Tapie : le rapport qui accable Christine Lagarde) et qui a relancé l'affaire. C'est aussi le même constat qui explique la saisine de la Chambre des requêtes de la Cour de justice de la République par le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal (lire Christine Lagarde a fait « échec à la loi », dénonce le procureur Nadal). Dans l'un et l'autre cas, des doutes sur la légalité de l'arbitrage sont avancés.

Dans sa plainte, Bernard Tapie fait mine de ne pas le savoir. Il fait en effet ce reproche à Thomas Clay : « Il ne peut pas ignorer non plus que la Cour des comptes n'a pas pris position (...) sur la légalité du recours à l'arbitrage. » Mais l'attaque déforme ce que les magistrats financiers ont relevé. Soulignant au contraire que la légalité du recours à l'arbitrage est incertaine, les magistrats financiers font grief au ministère des finances de ne pas s'en être assuré. «Compte tenu de ces incertitudes, il était nécessaire de s'assurer par toutes les voies appropriées, y compris la consultation du Conseil d'Etat, que le CDR était habilité à recourir à l'arbitrage pour le compte d'un établissement public», écrit en particulier la Cour.

 

Ensuite, ce qui surprend, c'est le moment de l'action. Pourquoi Bernard Tapie, qui s'est fait discret depuis de si longs mois, engage-t-il une confrontation judiciaire avec d'aussi mauvais arguments ? Dans l'espoir de faire taire les critiques, qui au demeurant visent désormais au premier chef Christine Lagarde ?

En vérité, il risque fort de récolter le résultat inverse : offrir une tribune au professeur de droit qui a de solides arguments juridiques, désormais, non seulement pour plaider la bonne foi, mais surtout pour expliquer l'illégalité, voire la fraude de l'arbitrage. Car dans l'offre de preuves qu'il va constituer, il pourra verser des pièces décisives : ce rapport de la Cour des comptes et la note de Jean-Louis Nadal, que Mediapart a révélée (lire Lagarde : le contenu intégral de la demande du procureur Nadal).

 

Bref, c'est à se demander ce qui est passé par la tête de Bernard Tapie, quand il a porté plainte. Aura-t-il le cran d'aller au bout de cette procédure? Ou ne s'agit-il que d'une tentative d'intimidation du professeur de droit à qui il réclame, solidairement avec Le Nouvel Observateur, 150.000 euros de dommages et intérêts au titre de son... « préjudice moral »? 

Après les 45 millions d'euros au titre du préjudice moral qu'il a obtenus grâce à l'arbitrage et qui ont si fortement choqué le pays, voudrait-il imposer le silence à tous ceux qui s'en indignent et font valoir que le droit a été bafoué ? A ce régime-là, Bernard Tapie pourrait tout autant porter plainte contre le président de la chambre de la Cour des comptes, voire contre Jean-Louis Nadal, le magistrat au sommet de la hiérarchie judiciaire française, lui qui vient de constater que Christine Lagarde, dans cette affaire, a « fait échec à la loi ».

Publié dans Justice

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