Le gouvernement allemand sous pression

Publié le par DA Estérel 83

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L'Allemagne n'est plus épargnée. Le week-end dernier, l'agence de notation américaine Moody's n'a pas exclu ladégradation de l'ensemble des notes de solvabilité de tous les Etats européens, encore incapables de présenter aux investisseurs une solution d'ampleur contre la crise de l'euro. «En l'absence de mesures politiques qui stabiliseraient la situation des marchés à court terme (...) le risque de crédit va continuer de monter», avertit l'agence. L'Allemagne, qui se sentait jusqu'ici préservée par des fondamentaux économiques jugés bons, serait-elle sur le point de devenir elle aussi la cible des marchés ? Le risque ne semble pas encore assez grand en tout cas pour qu'Angela Merkel renonce à la ligne très ferme adoptée depuis plusieurs mois.

Critiquée pour sa gestion de la crise, lente à la détente quand il aurait fallu sauver la Grèce, paralysée par son opinion publique et le quasi-fanatisme idéologique de ses alliés du petit parti libéral FDP, Angela Merkel a, cette fois, une ligne et elle s'y tient. Pour soigner la maladie de l'euro, elle recommande la rigueur et de profondes réformes structurelles, seuls moyens selon elle de retrouver la confiance des marchés.

Pour éteindre l'incendie, pas question pour l'Allemagne de céder à la facilité en utilisant, comme nombre de ses alliés européens le demandent (à commencer par la France), la Banque centrale européenne pour racheter en masse les obligations d'Etat et la transformer en “prêteur en dernier ressort” aux garanties illimitées qui constituerait sans doute un puissant rempart contre la méfiance des marchés financiers. Pas question non plus de mutualiser les dettes en créant des “euro-obligations” (ou “euro-bonds”), qui permettraient aux Etats les plus étranglés par le coût exponentiel de leur dette de se refinancer plus facilement – cliquer ici pour lire par ailleurs notre article sur les euro-bonds.

Cette intransigeance jugée parfois suicidaire pour l'avenir de l'euro – et du projet européen – suscite de nombreuses réactions emportées. En Grèce, la chancelière est fréquemment dépeinte sur les unes de journaux en despote de l'Europe. Ailleurs, en France y compris, revient fréquemment (et sans guère de nuance) le leitmotivd'une “Europe allemande”«Une peur a saisi la France et elle s'appelle germanophobie»explique ce mardi le correspondant à Paris de la Sueeddeutsche Zeitung (centre gauche), inquiet des sorties médiatiques peu aimables envers l'Allemagne de plusieurs commentateurs et hommes politiques français... jusqu'au locataire de l'Elysée qui ne cesse pourtant de se référer en permanence aux prouesses de l'économie outre-Rhin.

Ce week-end, le quotidien conservateur Die Welt, proche du gouvernement Merkel, se lamentait (photo): «Les Allemands deviennent les boucs émissaires de la crise de l'euro. Rien de ce qu'ils font ne trouve jamais grâce. Pendant des années, on lisait partout que les Allemands devaient être en première ligne pour gérer la crise. Et maintenant qu'Angela Merkel a endossé ce rôle, à nouveau, cela ne va pas. Au Royaume-Uni, certains commentateurs délirent et parlent d'un Quatrième Reich que Berlin voudrait mettre en place. Sur le mode: ce qu'ils n'ont pas réussi à faire pendant les deux guerres mondiales, à savoir dominer l'Europe, voilà qu'ils veulent le réaliser grâce à la crise de l'euro.» 

 

«Les Allemands, punchings-balls de l'Europe», titre Die Welt (droite)«Les Allemands, punchings-balls de l'Europe», titre Die Welt (droite)

 

 

Selon des articles parus ce week-end dans la presse outre-Rhin, le gouvernement allemand envisage même en vue du sommet européen des 8 et 9 décembre la création d'un super pacte de stabilité, limité à certains pays, qui prévoirait un rôle accru de la Commission et des sanctions renforcées en cas de manquement aux règles – l'intervention de la Cour de justice européenne pour punir les contrevenants a même été évoquée. Cet accord volontaire entre gouvernements aurait l'avantage d'éviter une lourde réforme des traités européens. «Il s'agit de faire pression sur les gouvernements, et d'éviter que le refus d'un parlement slovaque ou finlandais bloque le processus», analyse Arnaud Lechevalier, professeur à l'université Viadrina de Francfort-sur-l'Oder (il tient unblog de référence sur l'Allemagne sur le site d'Alternatives économiques).

 

D'après d'autres indiscrétions, Berlin envisagerait même que les six pays de la zone euro encore notés triple-A (l'Allemagne, l'Autriche, la Finlande, la France, les Pays-Bas, le Luxembourg) lancent desobligations communes, version très élitiste des “euro-obligations”. Cela leur permettrait de refinancer leur dette à moindre coût, d'aider les pays les plus en difficulté (en échange de mesures d'austérité) et d'attirer les investisseurs privés pour accroître la puissance financière du Fonds de stabilité européen, destiné à devenir une sorte de Fonds monétaire international de la zone euro.

Ordolibéralisme

«L'Allemagne est isolée en ce moment», admet l'économiste Ansgar Belke, professeur à l'université d'Essen-Duisbourg. Dans les grands journaux financiers anglo-saxons, on presse le gouvernement Merkel d'agir plus vite et plus fort, par exemple en acceptant une modification substantielle du mandat de la BCE. Mais pour l'heure, la chancelière garde son cap, afin d'arracher en pleine crise des garanties pour l'avenir.

«La position traditionnelle des gouvernements allemands qui ont négocié le traité de Maastricht et en ont imposé les conditions, c'est le “gouvernement par les règlesexplique Arnaud Lechevalier. Ses principes sont l'indépendance de la BCE, la gestion des finances publiques dans le cadre du pacte de stabilité, et le non-renflouement (no bail out”) des Etats en difficulté. Par rapport à ce dogme, le gouvernement allemand a déjà dû beaucoup bouger pendant la crise.» 

De fait, la BCE multiplie les rachats d'obligations d'Etat en difficulté, ce qui a entraîné la démission du chef économiste de la BCE, l'Allemand Jürgen Stark. L'Allemagne a dû entériner aussi la création du Fonds de stabilité, un “parachute” collectif pour les pays de la zone euro dont le financement a fait débat en Allemagne. «Contrairement à ce qu'on dit parfois, le gouvernement allemand ne peut pas lâcher l'euro. Il se cramponne donc à cette idée de sanctions. Tant que cela ne sera pas bétonné, ils ne bougeront sur rien.»

«Le gouvernement n'exclut pas la possibilité d'aller plus loin pour sauver l'euro mais en même temps, il cherche actuellement à peser le plus possible pour faire avancer les positions allemandes dans le sens d'une réforme des traités, afin de renforcer le pacte de stabilité, renchérit la politologue Daniela Schwarzer, chef du département Union européenne de l'Institut allemand pour les affaires internationales et la sécurité (SWP). L'Allemagne veut réformer la gouvernance économique de la zone euro, revenir à l'idée originale de l'Union monétaire, sans garantie mutuelle et avec l'indépendance de la BCE, uniquement chargée de la stabilité des prix. Le gouvernement veut réintroduire cette stabilité monétaire pour laquelle le pays a accepté d'abandonner le Deutsche Mark.»

 

Ce faisant, Angela Merkel tente de renouer avec les fondements de l'ordolibéralisme, cette doctrine économique chevillée aux institutions de la République fédérale d'Allemagne après 1945, et qui a sous-tendu le “miracle économique”. Erigé en principe de la République fédérale par le chancelier Ludwig Erhardce credo idéologique théorise une juste distance entre l'économie et l'Etat, qui crée les règles assurant le bon fonctionnement du marché. Il érige la maîtrise des dépenses publiques en dogme et s'accompagne d'une forte modération salariale. Au niveau monétaire, il prône l'indépendance stricte de la banque centrale (jadis la Bundesbank, aujourd'hui la BCE), dont le seul mandat est de maîtriser la hausse des prix, et certainement pas de favoriser la croissance.

C'est au nom de cette doxa, partagée par une grande majorité des économistes – persuadés qu'il s'agit là des raisons du succès économique de l'Allemagne –, qu'Angela Merkel s'était opposée aux plans de relance au début de la crise avant de s'y résigner du bout des lèvres.

Dans la presse allemande, l'idée que les «euro-obligations» seraient une potion miracle est ainsi très discutée... «Celui qui croit que l'on peut aujourd'hui socialiser les dettes et demain faire des économies est naïf et aveugle», jugeait récemment un éditorialiste de la Frankfurter Allgemeine Zeitung (centre droit), reflétant un avis largement partagé dans la classe politique, à gauche y compris. 

 

Après le sommet de Strasbourg. «Merkel rappelle Sarkozy à l'ordreAprès le sommet de Strasbourg. «Merkel rappelle Sarkozy à l'ordre© Spiegel Online

 

Cette opinion très largement partagée dans les médias ou parmi les économistes (quand ils ne prophétisent pas carrément la mort de l'euro, comme le très médiatique Hans-Werner Sinn, dont le collier de barbe blanche hante télés et journaux), irrite au plus haut point Heiner Flassbeck.

Le chef économiste de la Conférence des Nations unies pour la coopération économique et le développement (Cnuced), dont le siège est à Genève, défend en effet une approche moins orthodoxe, qui rappelle les positions d'une grande partie de la gauche française sur la crise actuelle. Défendant une opinion minoritaire dans son pays natal l'Allemagne, il dit peiner à faire publier ses textes dans la presse allemande, mis à part dans les quotidiens très marqués à gauche ou dans certains journaux financiers comme l'édition allemande du Financial Times.

«La vision en Allemagne parmi les économistes et dans la presse est assez à sens unique. Il y a souvent cette idée simpliste selon laquelle la Grèce est coupable de tous les maux, que les pays du sud de l'Europe ont fait fausse route et que l'Allemagne, parce qu'elle s'est serré la ceinture, a eu tout juste. Mais c'est faux: ces dernières années, l'Allemagne a trop maîtrisé ses salaires pour accroître sa compétivitié, ce qui a contribué à accroître les disparités entre les économies européennes.»

«L'idée que tous les Etats doivent se serrer la ceinture nous conduit tout droit à la récession, et à un scénario d'une décennie sans croissance à la japonaise», poursuit l'économiste, en écho aux craintes de l'OCDE sur l'économie de la zone euro, entrée en«récession». Il n'est pas le seul à insister sur la nécessité de réduire les écarts de compétitivité entre les pays européens, jugée indispensable pour assurer à terme la survie de la monnaie unique. 

Le silence de Paris

Mais plus prosaïquement, l'intransigeance d'Angela Merkel s'explique aussi par l'inconfort de sa situation politique, alors que la chancelière dirige une coalition conservateurs-libéraux à la dérive. «Les contraintes intérieures pour Merkel sont considérables. Le FDP est très sceptique sur toute mesure de sauvetage, l'opinion elle-même est très sceptique à en croire les sondages d'opinion, en partie parce que Merkel a beaucoup tergiversé au début de la crise sans expliquer la crise aux Allemands. D'ailleurs, encore aujourd'hui, quand Merkel dit qu'elle veut sauver l'euro, elle est peut-être sincère, mais ne paraît guère convaincante», doute Daniela Schwarzer.

 

«Elle n'a pas la majorité au Bundestag (la chambre des députés) pour faire des euro-obligations, ajoute Arnaud Lechevalier. La CDU est fortement divisée.»

Depuis une décision récente de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, le Parlement allemand doit du reste se prononcer sur toute aide supplémentaire – même d'urgence – du Fonds de stabilité européen, ce qui déclenche certes des débats au Parlement, mais réduit aussi les marges de manœuvre d'Angela Merkel et ralentit toute prise de décision.

Enfin, plusieurs des spécialistes interrogés affirment que si la France avait elle-même élaboré un véritable plan alternatif à celui de l'Allemagne, il aurait été possible d'ouvrir des perspectives de compromis avec Berlin. «Face à la position allemande, les propositions françaises font cruellement défaut, déplore Daniela Schwarzer, de l'Institut allemand pour les affaires internationales et la sécurité (SWP) On n'a pas entendu par exemple de proposition française pour relancer la croissance dans la zone euro.»

«Il aurait fallu bâtir des contre-pouvoirs à Angela Merkel, mais Nicolas Sarkozy s'est plié», renchérit Heiner Flassbeck, le chef économiste de la Cnuced. De fait, le chef de l'Etat français s'est placé dans la roue de la chancelière, se muant comme elle en chantre de la rigueur.

 

© «Le pays isolé», titre un quotidien économique

 

Pourtant, selon Arnaud Lechevalier, l'attitude actuelle des dirigeants allemands est appelée à évoluer. «Jusqu'à présent, il y avait les cancres et les vertueux. Puis les vertueux ont été réduits à la seule Allemagne. Mais à partir du moment où les taux de l'Allemagne augmentent, elle ne peut plus se permettre de dire uniquement : “faites comme moi”. Aujourd'hui, la question centrale est simple: combien de temps le gouvernement va-t-il tenir sur cette ligne ?»

 

La semaine dernière, l'Allemagne, qui plaçait jusqu'ici sa dette sans difficulté, a peiné à trouver acquéreur pour une émission obligataire de 6 milliards d'euros – à un taux il est vrai très bas. Dans le contexte actuel, ce revers, qui serait normalement passé inaperçu, a alimenté la nervosité des marchés financiers. «Si cela se répète à brève échéance, cela serait interprété comme un signe que l'on s'achemine de plus en plus vers un éclatement de la zone euro», avertit Ansgar Belke, professeur à l'université d'Essen-Duisbourg. Et les taux allemands pourraient bien remonter, ce qui pourrait pousser Berlin à réviser sa doctrine.

 

Dans la classe politique aussi, les mentalités et les concepts évoluent vite. A gauche, le SPD et les Verts, partisans de la maîtrise budgétaire mais convaincus que l'austérité en Grèce ou en Espagne tue la croissance, sont acquis désormais aux “euro-obligations”.«Les Verts ont bougé, ils sont désormais sur une ligne progressiste, à la fois pour les “euro-bonds”, une convergence sociale dans l'UE et un programme d'investissement européen, explique Arnaud Lechevalier. Le SPD a pas mal évolué également et soutient les obligations européennes. Et même le programme du CDU, élaboré récemment lors du congrès de Leipzig, ouvre la porte à des interventions exceptionnelles de la Banque centrale.»

Beaucoup de turbulences

Selon Daniela Schwarzer, bien des représentants politiques sont convaincus en privé de la nécessité de faire intervenir plus massivement la BCE, mais «peu osent encore sortir du bois car le sujet est très sensible dans l'opinion publique allemande».

Sous l'impulsion de Peter Bofinger, le plus à gauche de ses membres, le Conseil des sages, cet aréopage d'experts qui conseille la chancelière sur sa politique économique, commence à faire évoluer sa doctrine. «Il a fait récemment pression pour communautariser la dette des Etats européens au-delà de 60%, et Merkel a dû dire très officiellement qu'elle s'y opposait», rappelle Arnaud Lechevalier.

Ce week-end, le même Bofinger a plaidé plus clairement que jamais pour une intervention massive de la BCE et la création d'euro-obligations. «Si la BCE ne devait pas agir, s'il n'y avait pas d'euro-obligations, nous irions droit à la catastrophe, a-t-il averti, dramatique. Nous ferions l'expérience d'un effondrement des marchés financiers. Nous verrions une récession extrêmement forte dans toute l'Europe. Nous aurions une longue période de très haut niveau de chômage dans toute l'Europe. Les banques feraient faillite et les gens perdraient leur argent.»

«L'Allemagne va devoir renoncer à l'indépendance absolue de la BCE et, en échange, la France devra accepter une union fiscale, avec un gouvernement économique mais à la mode allemande, c'est-à-dire avec des sanctions pour ceux qui ne respectent pas les règles», veut croire Ansgar Belke. «A la fin, le gouvernement devra faire évoluer sa position, martèle Gustav Horn, directeur de l'institut de politique macro-économique de la Fondation Hans-Böckler, proche des syndicats. Mais ça prendra sans doute des mois et il y aura d'ici là beaucoup de turbulences.»

«Le problème, c'est qu'il va sans doute falloir attendre de nouvelles catastrophes pour que le gouvernement allemand bouge davantage», déplore Arnaud Lechevalier. Une fois de plus, c'est sous la pression des marchés, et en catastrophe, qu'Angela Merkel risque de devoir réviser sa doctrine. 

Publié dans Etranger

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