Le banquier d’affaires Pigasse convoite Libération

Publié le par DA Estérel 83

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Co-actionnaire du journal Le Mondeaux côtés de Pierre Bergé et de Xavier Niel, co-actionnaire de sa filiale, le site Internet Le Huffington Post, et propriétaire du magazine Les Inrockuptibles, Matthieu Pigasse, associé gérant de la banque Lazard, aimerait, selon nos informations, mettre la main sur le quotidien Libération. L’opération n’en est pour l’instant qu’au stade des contacts préliminaires, mais elle est suivie de près par l’Élysée, et notamment par le conseiller de François Hollande chargé des médias et de la culture, David Kessler, qui était jusqu’à ces derniers jours le dirigeant du pôle média de… Matthieu Pigasse. Si le projet est conduit pour l’instant dans le plus grand secret, c’est qu’il poserait une cascade de problèmes.

La rumeur n’est certes pas nouvelle que le jeune et ambitieux banquier de Lazard aimerait agrandir son petit empire de presse, comprenant donc une part du capital du journal Le Monde, la totalité des Inrockuptibles et une part du site Le Huffington Post, en prenant le contrôle du journal Libération. Sur Internet, elle circule depuis quelques temps – à preuve ce billet récent sur un site spécialisé. Mais selon nos informations, ce n’est plus depuis peu une rumeur ; des contacts préliminaires ont eu lieu. Directeur deLibération, Nicolas Demorand a récemment rencontré Matthieu Pigasse pour parler avec lui de ce projet. Le souhait du banquier d’affaires serait d’adosser les Inrockuptibles à Libération, pour qu’il en devienne l’un des suppléments. Ce projet nous a été confirmé de très bonnes sources.

Celui-ci buterait toutefois sur une cascade de difficultés. La première a trait au financement de l’opération. Certes, le jeune banquier d’affaires est richissime. Il a amassé des honoraires colossaux en conseillant des groupes financiers parisiens (il a par exemple conseillé les Caisses d’épargne quand elles ont violé leur pacte d’actionnaires avec la Caisse des dépôts et il les a aidées à créer la très sulfureuse banque d’investissement Natixis, qui, avec la banque Dexia, est l'un des plus grands krachs bancaires), ou en étant le banquier conseil du gouvernement de la Grèce dans la crise de la dette. Mais les pactoles qu’il a amassés, s’ils peuvent prêter à controverse, ne sont peut-être pourtant pas suffisants pour racheterLibération. Déjà, lors de l’entrée de Matthieu Pigasse au capital duMonde, aux côtés de Xavier Niel et de Pierre Bergé, le bruit avait couru que le banquier d'affaires n’avait pas les moyens d’un aussi colossal et périlleux investissement, et que le premier de ces richissimes amis avait mis la main à la poche pour l’aider.

La deuxième difficulté coule de source : comment peut-on imaginer que l’un des actionnaires de l’un des principaux quotidiens français, en l'occurrence Le Monde, puisse songer à racheter l’un des ses principaux concurrents ? Le conflit d’intérêts est patent et les risques sur le pluralisme de la presse évidents. Au demeurant, Matthieu Pigasse a-t-il mis dans la confidence ses alliés duMonde ? Agit-il secrètement en entente avec eux ou à leur insu ? Dans tous les cas de figure, c'est par ce genre de petites et grandes manœuvres du capitalisme de connivence français que meurt depuis trop longtemps la presse hexagonale.

Les conflits d'intérêt de David Kessler

L’opération, si elle devait prospérer, buterait immanquablement sur une autre difficulté, liée aux conflits d’intérêts de David Kessler. Ce dernier vient en effet de rejoindre le cabinet de François Hollande à l’Élysée, en qualité de conseiller pour la culture et la communication (Lire La gauche, les médias et les conflits d'intéret).

Or, David Kessler était effectivement, jusqu’à ces derniers jours, directeur général et directeur de publication du magazine Les Inrockuptibles, propriété du banquier d’affaires. Et, toujours jusqu’à ces derniers jours, il était aussi directeur de la publication du site Le Huffington Post, filiale du Monde dont l’un des nouveaux actionnaires est toujours le même Matthieu Pigasse – lequel a d’ailleurs injecté de l’argent complémentaire dans le site Internet.

Ancien patron de France Culture, David Kessler est par ailleurs un ami proche de Nicolas Demorand, qui a longtemps, lui aussi, été une figure connue de la Maison ronde, en sa qualité d’animateur de la matinale de France Inter.

Or, le groupe Le Monde et ses actionnaires profitent, plus que d’autres, de ce système de connivence et d’entente qui a abîmé la presse depuis trop longtemps et la fait vivre dans un système de perfusion artificielle la plaçant en situation de dépendance dangereuse face à l’État. C’est un système de « barbichette » : l’État se satisfait d’une situation où de nombreux quotidiens sont en situation de quasi-coma financier, et les arrose de subventions dans des conditions de totale opacité, ce qui lui permet de garder sur eux une décisive influence.

Examinant le projet de loi de finances pour 2012, la gauche a ainsi eu le courage, voilà quelques mois, de lever un coin du voile sur ce système indigne d’une démocratie. Alors que jusqu’à présent les aides directes à la presse étaient gardées secrètes – en violation des principes démocratiques élémentaires, et notamment de l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme, qui édicte un principe de transparence –, on a ainsi appris (c’est ici sur le site du Sénat) que les aides directes étaient scandaleusement très concentrées.

« 50 % du montant total des aides directes bénéficient à 2 % des titres aidés », relevait le rapporteur en dressant le bilan de l’année 2010, avant d’ajouter : « Le journal "Le Monde" est le titre le plus aidé tous dispositifs confondus, avec un total de 17 millions d'euros d'aides directes en sa faveur » (voir le tableau ci-dessus, publié par le Sénat).

Pourquoi 17 millions d’euros ? Selon quels critères ? Et pourquoi, jusqu'ici, ces aides étaient-elles secrètes ?

La même année, le journal Libération, lui, a secrètement perçu la somme de 14 millions d’euros, sans laquelle il aurait été en situation virtuelle de dépôt de bilan.

Alors, comment imaginer que les actionnaires du Monde et deLibération puissent secrètement s’entendre pour trouver un système qui, dans tous les cas de figure, serait préjudiciable au pluralisme de la presse ? Ou comment imaginer un système de coup fourré ou un actionnaire du Monde, à l’insu de ses alliés, chercherait à mettre la main sur le principal quotidien concurrent ? Et le conseiller de l’Élysée, qui, jusqu’à ces derniers jours, était le bras droit du banquier d’affaires, est-il dans la confidence ?

C’est peu dire, quoiqu’il en soit, que ce nouveau quinquennat commence sans être porteur de nouvelles franchement rassurantes sur le front de la liberté de la presse et de son indépendance. Plus que jamais, la presse quotidienne est malade. Et petits et grands oligarques se la disputent…

Triste épilogue en perspective pour Libération, le journal fondé par Serge July et Jean-Paul Sartre : après avoir été croqué par son exact contraire, le banquier Édouard de Rothschild, le voici maintenant convoité par la maison voisine, Lazard. De mal en pis…

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