Sarkozy contre Mediapart: l’information comme droit du citoyen

Publié le par DA Estérel 83

Mediapart  08 Juillet 2010 Par Edwy Plenel

Le troisième président des Etats-Unis, Thomas Jefferson, déclara un jour que s’il devait choisir entre un pays sans presse mais avec un gouvernement et un pays sans gouvernement mais avec une presse, il opterait sans hésiter pour la seconde hypothèse. Le sixième président de la Ve République française, Nicolas Sarkozy, préférerait sans nul doute la première tant, depuis son élection en 2007, il malmène, humilie et provoque ceux qui font profession d’informer.

Parce que la presse en ligne a désormais gagné en reconnaissance et imposé son indépendance, parce qu’on ne peut plus ignorer le travail d’enquête des journaux numériques, parce qu’Internet abrite un journalisme de qualité, aussi rigoureux qu’audacieux, parce que la culture participative et interactive du Web permet de regagner la confiance et de retrouver l’adhésion des lecteurs, pour toutes ces raisons que nous ne sommes évidemment pas les seuls à incarner, Mediapart fait aujourd’hui les frais publics et violents de cette attitude présidentielle, profondément contraire aux principes démocratiques.

Ce faisant, ce n’est pas seulement un métier que le pouvoir actuel met en cause, mais la démocratie qu’il dédaigne et affaiblit. Quand la Cour européenne des droits de l’homme, sise à Strasbourg, définit le journaliste comme le «chien de garde public» (Bodrožić et Vujin c. Serbie, 23 juin 2009) de la démocratie, elle ne lui délivre pas un brevet de sympathie ou de complaisance obligatoires. Mais elle dit que ce qui est en jeu, à travers le libre exercice de cette profession, c’est un droit fondamental des citoyens, leur droit de savoir.

Pourtant gardien, au titre de sa fonction présidentielle, de nos droits fondamentaux, parmi lesquels cette liberté de l’information au premier chef, Nicolas Sarkozy n’en a cure. Aujourd’hui, avec l’affaire Bettencourt, devenue l’affaire Woerth et, potentiellement, une affaire Sarkozy, un pas supplémentaire a été franchi dans l’affirmation de cette détestation du contre-pouvoir journalistique, de sa vitalité, de son indépendance et de son irrévérence.

Confronté, comme le furent d’autres présidences, à l’une de ces «affaires» qui tourne au feuilleton, concerné à l’évidence par les faits révélés depuis le début, ébranlé dans ses pratiques incestueuses avec les milieux d’argent, le pouvoir politique a donc décidé de sonner la charge contre Mediapart, pensant que le bruit de canonnade de son artillerie (très) lourde couvrirait son abyssal silence sur toutes les questions précises posées par nos révélations et relayées par l’opposition, toutes tendances confondues.

 Poursuivre avec entêtement notre travail d’investigation

Pour avoir connu, depuis trente ans, de telles contre-attaques élyséennes sur d’autres enquêtes et sous d’autres présidents (de gauche comme de droite), je peux témoigner qu’aucune n’avait atteint une telle violence et, surtout, une telle bassesse. Ainsi Mediapart aurait des «méthodes fascistes», selon Xavier Bertrand, le patron du parti présidentiel, l’UMP.

Des méthodes «des années 1930», insiste le ministre Christian Estrosi, tandis que la fidèle Nadine Morano réinvente l’«hitléro-trotskisme» de sinistre mémoire en associant ces pratiques «fascistes»  et mes engagements de jeunesse des années 1970, parfaitement connus. Et, pour mieux signifier d’où venait l’assaut, Nicolas Sarkozy lui-même s’est lancé dans une attaque ad hominem contre le président de Mediapart que je suis, en comparant les écoutes de l’Elysée dont je fus victime dans les années 1980 aux enregistrements clandestins réalisés par le majordome de Liliane Bettencourt.

Nul hasard si, outre le président lui-même, cette contre-attaque n’est menée que par la petite garde rapprochée du sarkozysme, alors que le premier ministre, François Fillon, s’est refusé à descendre si bas, se contentant de souligner devant les députés le parti pris critique de Mediapart sur cette présidence. C’est qu’il y a péril en la demeure élyséenne depuis qu’une large opinion a compris que cette affaire était susceptible de mettre en cause personnellement Nicolas Sarkozy.

Certes, c’est le témoignage recueilli par Mediapart, mardi 6 juillet, de l’ex-comptable de Liliane Bettencourt qui a permis cette prise de conscience. Mais, à la vérité, cette question était présente dès nos premières révélations, mercredi 16 juin, dont la présidence de la République était l’un des protagonistes essentiels.

C’est cette question centrale que le contre-feu des derniers jours tente d’évacuer, après que le pouvoir s'est efforcé de la masquer en mettant en avant Eric Woerth, non pas médiatiquement victime d’une «chasse à l’homme» mais politiquement exposé par sa promotion en bouclier de la présidence. Cette stratégie vaut à Mediapart, jusqu’ici ignoré ou dédaigné, cette élévation au rang d’adversaire principal, à la fois calomnié et diabolisé. Notre meilleure réponse, c’est de poursuivre avec entêtement notre travail d’investigation, comme l’illustrent nos nouvelles révélations qui, loin de les amenuiser, élargissent les précédentes. Cependant, pour l’édification de nos lecteurs, nous y ajoutons les cinq précisions et rappels qui suivent.

 

Cinq questions démocratiques

1. – Nos méthodes sont démocratiques

Mediapart est réalisé par 25 journalistes professionnels, venus d'un grand nombre de journaux, magazines et agences. Ils exercent leur métier dans le respect des lois et de la déontologie, la Charte de Munich des droits et des devoirs des journalistes étant incluse dans nos statuts. Ils sourcent leurs informations, les vérifient et les recoupent, respectent le contradictoire, vont sans cesse sur le terrain, mènent des enquêtes et réalisent des reportages. Notre journal numérique a obtenu de la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) le statut administratif de service de presse en ligne. Il est l'un des fondateurs du Syndicat de la presse indépendante d'information en ligne (SPIIL), dont les représentants siègent aux instances paritaires concernées (lire sous l'onglet Prolonger les communiqués du GESTE, du Forum des Sociétés de journalistes et du SPIIL).

 

2. – La justice a validé notre travail

Dans une ordonnance de référé, rendue le 1er juillet, un magistrat indépendant, vice-président du tribunal de Paris, a jugé «légitimes» et d’«intérêt public» nos informations, détaillant l'importance et la gravité des faits révélés par les enregistrements clandestins du majordome de Liliane Bettencourt. Cette décision de justice déboutait celle-ci et son gestionnaire de fortune de leur demande de retrait pur et simple de ces informations, au prétexte qu'elles portaient atteinte à l'intimité de la vie privée. Lors de l'audience, l'argument principal avancé en soutien de cette demande fut le rappel des écoutes de l'Elysée dont je fus l'une des victimes, argument aujourd'hui repris par Nicolas Sarkozy au mépris de ce jugement. La décision rendue a balayé cet argument, en soulignant que Mediapart avait pris soin de ne révéler que des informations d'intérêt général, en évacuant minutieusement tout ce qui avait trait à l'intimité de Liliane Bettencourt et de ses proches. De plus, ces enregistrements, assumés par leur auteur qui est prêt à rendre compte de ses actes, ne sont pas détenus par une officine secrète ou un cabinet noir, mais sont une pièce publique, livrée à la justice comme un élément de preuve dans le cadre du procès de François-Marie Banier qui oppose Liliane Bettencourt à sa fille.

 

3. – L'enquête policière n'est pas indépendante

Nos révélations, prolongées par d'autres journaux, du Point à Mariannenotamment, ont commencé il y a maintenant plus de trois semaines. Elles mettent sur la place publique des faits graves qui appellent des investigations complémentaires, avec plus de moyens que n'en ont les journalistes dans un pays, la France, qui ne dispose toujours pas d'équivalent au Freedom of Information Act américain. Dès les premiers jours, nous avons écrit que la désignation d'un juge indépendant, non soumis aux pressions du pouvoir exécutif, devait pouvoir mener cette enquête, dans le respect des droits de la défense. C'est le point de vue du tribunal de Nanterre dont la présidente, Isabelle Prévost-Desprez, s'est proposée pour mener cette instruction indépendance, en complément des faits dont elle était saisie dans le cadre du procès Banier. Or c'est ce qui est obstinément refusé par le pouvoir, au point que le parquet a fait appel de cette décision de la magistrate. La seule enquête menée actuellement est donc fortement discutable : le seul chef de cette «enquête préliminaire», qui impose à loisir ses consignes aux policiers enquêteurs, n'est autre que le procureur de Nanterre, lequel procureur de la République est, d'une part, connu pour ses liens de proximité avec l'Elysée et, d'autre part, juge et partie puisque mentionné dans les enregistrements clandestins par l'entourage de Liliane Bettencourt comme l'un de leurs alliés potentiels.

 

4. – De nombreux faits sont établis

Contrairement aux refrains repris par les proches de Nicolas Sarkozy, cette affaire ne se résume pas à «parole contre parole». Depuis son début, plusieurs révélations ont été confirmées, après que leur réalité eut d'abord été niée par les personnes concernées. C'est le cas de la fraude fiscale massive organisée par l'entourage de Liliane Bettencourt – Mediapart ayant, de ce point de vue, bien mérité de la République qui, grâce à nos révélations, va pouvoir récupérer une partie de ces 78 millions placés secrètement en Suisse. C'est aussi le cas du conflit d'intérêts concernant Eric Woerth, ministre du budget devenu ministre du travail tout en restant trésorier national de l'UMP: en annonçant lui-même la démission de son épouse de l'emploi qu'elle occupait depuis la fin 2007 dans la gestion de fortune de Liliane Bettencourt, il a tacitement confirmé ce croisement discutable de l'intérêt général et des intérêts particuliers. C'est également le cas des financements politiques destinés à l'actuelle majorité, attestés notamment par trois chèques de mars dernier sur lesquels les explications données restent contradictoires et, surtout, peu conformes au cadre légal. C'est enfin le cas sur l'entrave à la justice dont témoigne, dans les enregistrements, l'interventionnisme dans le dossier Banier du conseiller du président de la République pour les affaires de justice.

 

5. – Les questions sont restées sans réponses

De même que la désignation d'un juge indépendant est refusée, permettant ainsi au parquet et, donc, au pouvoir exécutif de rester maître d'une enquête qui pourrait le mettre en cause, de même les parlementaires de l'opposition se sont vu refuser la création d'une commission d'enquête qui serait totalement légitime, s'agissant notamment du respect par la troisième fortune de France de la loi commune élaborée et votée chaque année par les députés, la loi fiscale qui assure les rentrées du budget de l'Etat. Aucune des questions posées par la gauche depuis le début de l'affaire n'a fait l'objet sinon de réponse, du moins d'éclaircissement. Bien plus virulente que les critiques de l'opposition, la contre-attaque de la majorité est restée sur le terrain de la dénonciation plutôt que sur celui de l'explication due à la représentation nationale. Libération du 7 juillet énumérait ainsi au moins cinq questions restées sans réponse. Et sans doute la liste s'allongera-t-elle ces jours prochains.

Les pressions, intimidations et insultes n'y feront rien. Avec le soutien de ses lecteurs, de plus en plus nombreux, attachés à une presse libre, indépendante et audacieuse, Mediapart continuera à faire son travail, et donc son devoir démocratique.

 

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