Quand «le laïcard Mélenchon» s’intéresse aux quartiers populaires

Publié le par DA Estérel 83

Mediapart

 

 

Un 14 juillet à Vaulx-en-Velin. Loin des avions de la patrouille de France qui le font pourtant fantasmer, Jean-Luc Mélenchon, pour une fois, ne chante pas La Marseillaise. Lui qui, du temps où il était ministre socialiste du gouvernement Jospin, aimait à entonner son amour de la patrie en tribune d'honneur des Champs-Elysées, a cette année choisi de célébrer la fête nationale dans un quartier populaire de la grande banlieue lyonnaise. Pour qui aime les symboles, ce qui est le cas de l'ancien sénateur, le message est clair. Et dévoile une ambition nouvelle: s'adresser à un électorat auquel il a peu parlé jusquà ce qu'il endosse aujourd'hui le costume du candidat de l'autre gauche à la présidentielle. Ainsi, il s'exclame: «Il est temps d'arrêter la folklorisation de la banlieue, présentée comme une énigme violente.» 

 Jusqu'ici, dans ces zones très souvent désertées par le politique, seuls Ségolène Royal en 2007, Christiane Taubira en 2002, ou Olivier Besancenot les deux fois, avaient capté un peu de ce public. En cas d'absence de ces trois candidats (seule Royal est encore en course, après le retrait du leader du NPA, et le soutien de la députée guyanaise à Montebourg), Mélenchon sait qu'il a une carte à jouer et un espace à occuper. Même si le terrain des quartiers populaires et de l'immigration est toujours difficile à appréhender pour la gauche classique, souvent accusée par les représentants associatifs d'instrumentaliser les banlieues. Autre obstacle pour Mélenchon: sa vision laïcarde de la République a jusqu'ici échaudé plusieurs leaders associatifs, pour qui la lutte contre l'islamophobie fait partie des préoccupations à relayer dans le débat public.

En charge de l'organisation des fronts thématiques (intellectuels, jeunes, syndicalistes) dans l'équipe de campagne de Mélenchon, la militante féministe Clémentine Autain se dit «persuadée que la réussite du Front de gauche passera par sa capacité à fédérer et inclure différents mouvements. Jean-Luc ne sera jamais le porte-voix de la gauche radicale s'il ne laisse pas tout le spectre de cette gauche radicale s'exprimer, et il est d'accord pour lui reconnaître une liberté de parole». Pour Danielle Obono, transfuge du NPA vers le Front de gauche où elle animait le courant unitaire et minoritaire, et qui était membre de la commission des quartiers populaires,«il y a une vraie nécessité à reconvaincre cet électorat, et pour cela faire confiance aux initiatives locales, comme celle de Mohammed Bouklit».

Le 3 juillet, en déplacement dans le Midi, Mélenchon a proposé à ce leader du Front de gauche des quartiers populaires, une association créée dans les quartiers de La Paillade à Montpellier (lire sa tribune dans Mediapart), de rejoindre le comité national de sa campagne (lire aussi ici). Et deux jours plus tard, Gabriel Amard, président de l'agglo de Viry-Châtillon (Essonne) et très proche de Mélenchon, publiait sur son blog un texte relayant l'initiative. Clémentine Autain assure que, dès la rentrée, ils seront plusieurs à «s'atteler à l'organisation d'une structuration nationale», et notamment le député Patrick Braouezec, en vue d'Assises déjà annoncées par Bouklit «pour l'automne» à Montpellier.

Pourtant, quand on connaît l'intransigeance absolue de Mélenchon envers toutes concessions de l'Etat faites aux religions, comme le rappelle la dernière proposition de loi de son Parti de gauche, l'ouverture à un militant comme Bouklit pourrait avoir de quoi surprendre. Actif à La Paillade depuis plus de dix ans, ce jeune docteur en informatique de 34 ans, qui a soutenu une thèse sur la démocratie participative sur internet, traîne derrière lui une réputation de communautariste musulman, sévèrement entretenue par les socialistes locaux proches de feu Georges Frêche.  

Coup de force électoral

Quand on rencontre Mohammed Bouklit, dans un café à La Paillade, il est entouré de deux copains, Smaïl et Lhoussaine, l'un et l'autre jeunes diplômés (en droit et en informatique). Ensemble, et avec une trentaine d'autres militants, ils animent un groupe politico-associatif qui n'a jamais cessé de s'activer depuis une demi-douzaine d'années dans le quartier de résidence du stade de football de la Mosson. «On apporte nos compétences au mouvement citoyen, explique Smaïl, un mouvement qui a peu à peu progressé au fur et à mesure que le ras-le-bol contre le clientélisme augmentait. Jusqu'ici, il fallait être adoubé politiquement pour pouvoir bénéficier de droits normaux.» Université populaire, Plateforme citoyenne, Etats-généraux des quartiers populaires de Montpellier, cafés citoyens une fois par mois, aide à la création de commerces solidaires (comme une «épicerie sociale»), constitution d'une régie de quartier... Depuis 2007, Bouklit et sa «bande» occupent l'espace local, dans une relative indifférence médiatique. 

Mohammed Bouklit dans un café à la Paillade, à MontpellierMohammed Bouklit dans un café à la Paillade, à Montpellier© S.A

Mais l'histoire a connu en peu de temps une accélération politique assez remarquable. Jusqu'ici considéré comme un «leader musulman» peu fréquentable dans la gauche locale, Bouklit réussit un coup de force électoral aux dernières élections cantonales. En mars dernier, il décide de se présenter comme candidat face au président du conseil général sortant, André Vézinhet, dans le canton de La Paillade. «En janvier, on avait décidé d'intervenir au cœur de la gauche, de porter nos propres revendications sociales, que le PS ne parvient jamais à relayer», explique Bouklit. Il rencontre René Revol, leader local du Parti de gauche et vieux complice de Mélenchon (ils se connaissent depuis le début des années 1970, quand ils militaient tous les deux à l'OCI lambertiste, lui à Grenoble, Mélenchon dans le Doubs), qui suit avec attention l'évolution de la «bande à Mohammed» sur La Paillade. 

Alors que le PCF est plutôt d'accord pour soutenir Vézinhet, il parvient à labelliser la candidature de Bouklit comme Front de gauche, avec une membre de Gauche unitaire en suppléante. «On commençait à bien se connaître, ses enfants sont aux Garrigues, un lycée du quartier», explique le trentenaire. Malgré les protestations de certains communistes locaux (comme à Béziers), le courant passe avec Revol, formateur à l'IUFM devenu maire de Grabels, et vieux routier de l'anti-fréchisme.

Stupeur: il parvient à se qualifier au second tour avec 20% des voix, passant de justesse devant le Front national et contraignant Vézinhet (un ancien fidèle de Frêche peu à peu en rupture de ban) à un ballottage inattendu. Refusant le désistement républicain, Bouklit se maintient. «On ne veut ni s'effacer ni négocier, mais changer la donne, sans céder au clientélisme», explique Smaïl. Obtenant le soutien du PCF local, malgré le désaccord de la fédération du PCF de l'Hérault, le résultat sonne comme un deuxième coup de tonnerre: Bouklit recueille 35% au second tour. «On devient la principale force d'opposition dans le quartier», raconte avec fierté Smaïl. Pourtant, très rapidement, les procès en communautarisme ont resurgi.

«Contrechoc des civilisations»

Peu après l'élection, la presse locale se fait l'écho de textos envoyés avant le second tour: «Si tu es un bon musulman, tu dois soutenir ton frère musulman. Dimanche 27, vote Bouklit.» L'intéressé dit «désapprouver ce genre d'appel», qu'il jure ne pas avoir téléguidé. Mais il note aussi que«Vézinhet a lui activé les réseaux gitans, comme le fait le PS depuis tant d'années, sans que cela choque jamais». Bouklit l'assure, son passé «sulfureux» est derrière lui. Sa liste de «l'union des étudiants musulmans»aux élections du Crous en 2002, et ses demandes vaines d'ouverture de salles de prière en cité-U. Comme sa participation, aux côtés du CRI (un petit groupe harcelant Frêche et mettant en avant des femmes voilées, après que celui-ci avait refusé la présence de deux d'entre elles dans son cours à la fac), à la campagne de l'UMP Jacques Domergue, qui deviendra député en battant le tout-puissant maire d'alors. S'il réfute s'être engagé à ce point, Bouklit assure aussi avoir changé.

«Un cheminement militant est inscrit dans une histoire, dit-il calmement.Le début des années 2000 était marqué par les discriminations islamophobes, et aussi les dérapages locaux de Frêche. A l'époque, on avait 20 ans, et pas forcément la bonne conscience politique et médiatique pour répondre à ce genre d'accusation. Depuis, on a grandi, et on a connu le mouvement altermondialiste.» Le trentenaire manie des formules rodées, qui reviennent à plusieurs reprises dans la discussion, mais qui font également mouche. Après avoir adhéré à Attac, puis avoir quitté Montpellier le temps de finir ses études, il se réinvestit dans l'action de quartier.

Mohammed Bouklit devant la tour principale du quartier de la Paillade, à MontpellierMohammed Bouklit devant la tour principale du quartier de la Paillade, à Montpellier© S.A

En 2009, il lance une «plateforme citoyenne et participative des quartiers populaires», qu'il décrit comme un «mouvement horizontal, aux valeurs républicaines ouvertes», mais pas non plus ancré à gauche. «On récuse le terme apolitique, même s'il traduit bien la crise actuelle du politique.» Son objectif, tel qu'il le définit, est alors de «trouver un chemin entre les "béni oui-oui" qui versent dans le clientélisme et les "béni non-non" qui versent dans le communautarisme», sans se départir de son opposition à Georges Frêche: «Il était un seigneur, à la tête d'un système féodal dont nous étions les gueux. Il parlait beaucoup, mais il n'a réalisé aucune transformation sociale dans les quartiers. Au contraire, il les a laissé se délabrer.»

Aujourd'hui, Bouklit se dit lassé des «procès en double discours» et des accusations en «proximité de Tariq Ramadan». Et de rappeler que Frêche est allé jusqu'à le traiter de «cousin de Ben Laden»«C'est quand même extraordinaire que la gauche nous dise ça, alors que c'est elle qui devrait défendre la diversité, s'insurge-t-il. Mais pas une diversité cosmétique, car c'est cela qui est un communautarisme déguisé!» Pour lui, «il y a différentes revendications religieuses, mais ce n'est pas aux élites de nous dire lesquelles sont acceptables! Et permettre la construction de lieux de culte dignes me semble juste normal...». Désormais, il dit «combattre le communautarisme, car il implique un refus de toute stratégie d'alliances. La radicalisation religieuse n'est que le reflet du rejet total ou de l'instrumentalisation des quartiers par la classe politique. Il ne s'agit pas de nier la lutte contre l'islamophobie, mais d'y apporter une réponse républicaine».

Bouklit commence à regarder ce qui se passe à gauche, alors que Frêche est désormais contesté par son propre camp. Il s'intéresse alors à Europe-Ecologie, qui localement tient le flambeau de l'opposition interne à «Papa d'Oc». «J'avais des copains qui s'y éclataient dans d'autres villes, mais à Montpellier c'est une écologie trop bobo», lâche-t-il. «Il cherchait à être candidat en priorité, sans vraiment passer par le filtre démocratique interne», rétorque-t-on chez les écolos locaux. Le Front de gauche semble alors à même de lui fournir l'étiquette et l'espace politique qu'il recherche à La Paillade. Et cela même si les sorties de Jean-Luc Mélenchon peuvent apparaître contradictoires avec ses engagements sur les questions de laïcité.«Il s'emballe quand il dénonce les dérives et la radicalisation religieuse..., reconnaît-il. Mais l'essentiel est de pouvoir intégrer un mouvement pluriel et respectueux, où chacun entend nourrir le Front de gauche de toutes ses influences.»

Bouklit a décidé de prendre le mouvement rassembleur à la gauche du PS au mot. «Le Front de gauche c'est quoi?, explique-t-il. Un cartel de trois partis ayant vocation à s'élargir et appelant à la constitution d'assemblées citoyennes. Eh bien nous, elle est déjà constituée. Donc on veut participer à cette recomposition de la gauche. Nous, on veut plus de gauche dans les quartiers.» Conscient de devoir montrer patte blanche, ou du moins «patte laïque», il estime aussi que «la volonté d'ethnicisation entretient la ghettoïsation et le clientélisme» et pense que «le communautarisme nuit aux revendications, car elles se heurtent d'emblée à une rhétorique accusatoire. Même si on n'a aucune leçon à recevoir, et que personne n'a à nous dire qui on est, ni ce qu'on doit penser». Désireux de dépasser «les débats caricaturaux et simplistes», il dit aussi croire «aux vertus de l'éducation populaire, et au fait que le printemps arabe est en train de jouer sur les consciences. Comme un contrechoc des civilisations».

«D'accord pour ne pas parler la même langue»

Si Mélenchon se dit séduit par l'action de Mohammed Bouklit, il n'entend pas franchement changer de cap sur la laïcité. A l'automne, son parti publiera d'ailleurs, dans la collection qu'il anime aux éditions Bruno Leprince, un petit livre rappelant l'opposition farouche à toute ouverture du principe de laïcité. Une position de fermeté qu'il veut égale vis-à-vis de tous les cultes, et qu'il avait d'ailleurs développée en riposte au discours de Latran de Nicolas Sarkozy, lors d'une «tenue collective» au Grand-Orient de France (lire ici le texte de l'intervention). Une intervention qui a rencontré un fort succès d'estime chez les «frères» franc-maçons.

Une conception radicale que ne partage pourtant pas le PCF, qui a souvent par le passé promu des candidates voilées sur ses listes municipales (par exemple aujourd'hui encore une adjointe au maire d'Echirolles dans l'Isère). Venue du NPA, où le débat sur la compatibilité du féminisme et le respect de la religion fit rage toute l'année dernière, Danielle Obono confie, en gros, que tant que le problème n'est pas posé, rien ne sert de le soulever. «C'est un sujet qui fait partie des 10% de désaccords qu'on peut avoir au Front de gauche, mais il reste 90% sur lesquels on est d'accord!» Selon elle, «c'est évident que tout le monde a en tête l'expérience du NPA, et que personne, quels que soient les points de vue, n'a envie de faire les mêmes bêtises, ni de brandir la question de la laïcité comme un cheval de bataille». 

Mohammed Bouklit, entre Pierre Laurent et Jean-Luc Mélenchon, à NîmesMohammed Bouklit, entre Pierre Laurent et Jean-Luc Mélenchon, à Nîmes© DR

 Récemment interrogé par Mediapart (lire notre grand entretien) sur la seule question de l'autorisation pour les femmes voilées de pouvoir accompagner les sorties scolaires, contre laquelle s'est prononcée le PG, il bottait en touche en assumant son nouveau rôle de porte-voix collectif: 

«Je vais porter la parole commune, le point de vue qui permet à nos différences de ne pas conduire à l'éparpillement. On ne va pas avoir de débat abstrait sur la laïcité. On fera comme depuis le début, en déconstruisant les mots de chacun pour examiner leur contenu précis, puis on construira une synthèse avec de nouveaux mots (...) Il y aura parfois plusieurs discours dans la campagne. Le PG ou le PCF ne vont pas cesser d'exister! Mais ce ne sera pas à moi de trancher. Je m'efforcerai de tenir la parole commune d'une séparation de l'Eglise et de l'Etat et d'une école qui ne soit pas un lieu d'embrigadement idéologique. Mais la présidentielle va-t-elle vraiment se jouer là-dessus?»

De son côté, Clémentine Autain temporise et se dit «très confiante», estimant que Mélenchon «chemine»«Désormais, il est pour la régularisation de tous les sans-papiers, ce qui n'était pas forcément le cas avant. L'idée du Front de gauche, c'est qu'on n'est pas tous pareil, mais qu'on est d'accord pour ne pas parler la même langue, tout en étant content de se retrouver sur un socle de valeurs communes.» Celle qui a déjà passé une journée entière à La Paillade auprès de Mohammed Bouklit, il y a deux ans, pense que, pour cette campagne présidentielle, «le Front de gauche doit être capable d'être aussi divers que peut l'être le PS allant de Valls à Montebourg, et doit prendre concrètement la mesure des révoltes des banlieues de 2005, un événement politique qu'aucun parti n'a réellement analysé».

Contraint à la souplesse idéologique, mais apparemment consentant, Mélenchon pourra se rappeler de ses années 1990. Quand le sénateur socialiste de l'Essonne, allié à Julien Dray au sein de la «Nouvelle école socialiste» devait composer avec la jeunesse issue de SOS-Racisme. A l'époque, il ne tenait pas un discours aussi ferme en matière de laïcité. Ainsi, lors de «la première affaire du voile» (dans un lycée de Creil à la rentrée de 1989), il prenait la plume dans le bulletin interne de son courant pour se lancer dans un plaidoyer vibrant en faveur de la «laïcité ouverte». Dans le n°327 de A gauche (lire iciou en cliquant sur l'image ci-dessus), en octobre 1989, le sénateur PS d'alors titrait son édito: «Les dessous du voile».

Et il s'y exclamait: «Etrange: l'exclusion scolaire comme remède à l'obscurantisme! (...) Faisons confiance à la vie elle-même et non aux interdits. Convaincre et ne pas contraindre (...) Si l'école n'est pas celle qui accueille tous les enfants, les enfants qui ont une religion n'ont pas d'autre place que dans leurs écoles confessionnelles...» Des propos qui étonnent, quand on voit aujourd'hui le candidat à la présidentielle Mélenchon se tordre le nez à la vue de la moindre tête recouverte d'un tissu à connotation religieuse. «J'ai fait plus qu'écrire ça, confie aujourd'hui Mélenchon. J'ai même mouillé ma chemise à la commission exécutive du bureau fédéral de l'Essonne. Parce que Dray, sans me prévenir, avait déjà fait prendre position à SOS-Racisme sur le sujet. Du coup, on était dans le grand écart. Mais honnêtement, au bout de 8 jours, il m'avait convaincu que ma position était fermée.» Depuis, son «ouverture» s'est refermée sur son fondamentalisme laïque. Mais il a alors montré sa capacité à pouvoir tactiquement adapter sa doxa, quand les conditions politiques le nécessitent.

Publié dans Politique

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article