Les secrets d’une négociation

Publié le par DA Estérel 83

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NEW DELHI, CORRESPONDANT RÉGIONAL - C'est l'histoire d'une improbable négociation, avec ses intermédiaires troubles et ses personnages clés. C'est l'histoire de rivalités entre talibans, de tractations à répétition et de tentatives avortées de libération des otages.

Il aura fallu dix-huit mois pour que les deux journalistes français de France 3,Stéphane Taponier et Hervé Ghesquière, et leur interprète Reza Din, détenus en Afghanistan depuis le 30 décembre 2009, recouvrent la liberté. Dans cette affaire, la France doit beaucoup au président afghan, Hamid Karzaï. C'est sur son intervention qu'un accord a pu être trouvé entre les deux parties.

 CONTREPARTIE FINANCIÈRE

Selon nos informations, les talibans exigeaient la libération de deux prisonniers talibans de rang provincial (Kapisa). Ils étaient détenus par les services secrets afghans et non par les forces américaines, qui se refusent à participer à ce type d'échange. Le contact entre les deux parties était effectué par un intermédiaire rattaché au ministre des affaires étrangères.

Le retour des otages en France comporte également une contrepartie financière. De source diplomatique, "le coût de ce type d'opération porterait sur quelques centaines de milliers d'euros", auxquels il faut ajouter les fonds nécessaires au paiement d'informations. Enfin, le financement du dispositif militaire et de l'engagement des services secrets reste inconnu. L'accord final a été obtenu mi-juin. Le transfert des otages a nécessité plusieurs jours.

 UN MOIS POUR NOUER LE CONTACT

C'est l'épilogue d'une détention organisée par des hommes dont on connaît désormais, en partie, les visages. MM. Ghesquière et Taponier ont été enlevés vers midi le 30 décembre 2009 dans le village d'Omar-Kheil, à mi-chemin entre le Surobi et le Tagab, l'un des sept districts de la province de Kapisa (située au nord de Kaboul).

Selon plusieurs sources diplomatiques, ils avaient pris rendez-vous avec un chef taliban : le commandant local Mullah Din Mohammad, un vétéran du djihad antisoviétique où il avait combattu sous les couleurs du Hezb-e-Islami, le groupe fondamentaliste très enraciné en Kapisa.
L'enlèvement a été organisé par deux jeunes "sous-commandants" talibans – âgés d'environ 25 ans – Mullah Najibullah et Mullah Yasin, opérant sous les ordres deMullah Shukur, un important chef militaire taliban de Tagab. Mais ce groupe ne les garde pas longtemps. Pour des raisons de sécurité, ils sont transférés dans le district voisin d'Alasaï, où ils sont pris en charge par Ghafar Shafaq, un chef militaire insurgé. Selon une source française, ils auraient ensuite été logés dans la vallée de Sken, un des bastions insurgés d'Alasaï.

Il faudra un mois pour nouer le contact avec les ravisseurs. Un représentant de France Télévisions est appelé sur son téléphone alors qu'il est à Kaboul par un commandant taliban. Mais la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) aura besoin d'environ trois semaines pour confirmer l'identité du commandant taliban.

 DES RIVALITÉS ENTRE INSURGÉS

Plusieurs raisons expliquent la lenteur des négociations : au début, le groupe se déplace souvent ; les rivalités internes parmi les insurgés de cette région, en particulier les tensions opposant les talibans au groupe du Hezb-e-Islami, se traduisent parfois par des affrontements fratricides; de soi-disant intermédiaires polluent les discussions; enfin cette affaire n'est pas prioritaire aux yeux des insurgés, alors qu'ils doivent affronter les renforts américains déployés entre la fin de 2009 et le début de 2010.

L'un des personnages clés s'appelle Qari Baryal (de son vrai nom Habib ur-Rahman). Pachtoune de la tribu Safi, né à Tagab, il est le chef militaire des talibans de la province de Kapisa. Le chef des preneurs d'otages, Ghafar Shafaq, commandant taliban du district d'Alasaï, lui est subordonné. Comme la plupart des islamistes radicaux de Kapisa, Qari Baryal a fait ses classes au Hezb-e-Islami, au sein duquel il a combattu les Russes, avant de rallier les talibans en 1996, quand ces derniers prennent Kaboul.

De 1996 à 2001, durant le règne des talibans à Kaboul, il est nommé commandant de la 9e division militaire de l'armée de l'Emirat islamique d'Afghanistan (EIA, nom officiel du régime taliban), basé dans la province de Kunar (Est). Qari Baryal a organisé nombre d'attentats à Kaboul à partir de Kapisa, et les Américains le traquent sans merci. Il figure en septième position sur la liste dite JPEL (JointPrioritised Effects List) – liste de leaders insurgés à "tuer ou capturer".

 DEUX TENTATIVES DE LIBÉRATION AVORTÉES

En janvier 2008, Qari Baryal a échappé, en Kapisa, à un bombardement de la Task Force 373, chargée de décimer les dirigeants de la rébellion. Depuis, il vit surtout à Peshawar, la ville frontalière pakistanaise, où il siège au conseil militaire régional des talibans sous l'autorité d'Anwar ul-Haq Mujahid. Selon une source diplomatique à Kaboul, Qari Baryal vivrait dans un faubourg de Peshawar, au vu et au su des services secrets pakistanais. De toute évidence, Qari Baryal a joué un rôle déterminant dans la gestion politique de la prise en otage de MM. Ghesquière et Taponier.

Lors de deux tentatives avortées de libération des journalistes, c'est le niveau Qari Baryal qui a bloqué au dernier moment. En revanche, toujours selon une source diplomatique, Quetta, où siège le commandement du mouvement taliban, s'est engagé positivement pour trouver une issue rapide.
L'interlocuteur des Français, à Quetta, est Abdul Qayyum Zakeer, un des deux"numéros deux" aux côtés du mollah Omar, leader historique des talibans afghans. Abdul Qayyum Zakeer a une réputation de jeune commandant brutal et extrémiste, mais il a joué un rôle apprécié des Français dans le dénouement de cette prise d'otages. Il aurait, selon la source diplomatique, formellement donné instruction à Qari Baryal de libérer les deux otages.

Frédéric Bobin et Jacques Follorou (à Paris)

De multiples interlocuteurs parmi la rébellion

 

Les divergences internes au mouvement taliban afghan ont largement contribué à retarder la libération de Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier. Entre les groupes d'insurgés de la Kapisa, ceux de la "choura de Peshawar" (conseil dirigeant taliban régional de la ville pakistanaise frontalière) qui pilote la rébellion dans l'est afghan (auquel est rattachée la Kapisa) et la "choura de Quetta" (chef-lieu de la province pakistanaise du Baloutchistan) qui dirige l'ensemble du mouvement taliban, les agendas et les priorités sont parfois fort différents.

Il faudra ainsi attendre plus de trois mois, le 11avril 2010, pour que le site Internet du mouvement de l'Emirat islamique d'Afghanistan – nom officiel du mouvement taliban – revendique la prise d'otages, diffusant une vidéo des deux journalistes de France 3. On y voit Hervé Ghesquière supplier Nicolas Sarkozy de céder aux exigences des ravisseurs afin d'éviter leur "exécution".

DEMANDE DE RANÇON

Officiellement, la direction du mouvement réclame la libération de prisonniers talibans en échange de celle des deux otages français. Cette requête est assortie d'une demande de rançon, rituelle dans ce genre d'affaire. L'exigence d'un départ des troupes françaises présentes en Afghanistan a été émise à un moment avant d'être abandonnée. Pragmatiques, les talibans évitent de bloquer les négociations avec des revendications irréalistes.

Le nombre des prisonniers talibans à libérer, initialement fixé à 200, serait, selon nos informations, descendu à 25 puis à 2. L'établissement de cette liste a posé problème parmi les talibans. Le groupe de Kapisa souhaitait y inclure des insurgés locaux alors que la direction nationale du mouvement (la "choura de Quetta") voulait y inclure des responsables talibans d'autres régions, à ses yeux plus prioritaires. De source diplomatique, la difficulté a consisté à faire coïncider les trois niveaux (Quetta, Peshawar, Kapisa). L'enjeu de la négociation a donc sans cesse évolué.

Enfin, il fallait obtenir la sortie de prison d'insurgés condamnés pour avoir tué des soldats ou policiers afghans ou des membres de l'OTAN. La moitié de ces détenus sont entre les mains des Américains et l'autre dans celles des services secrets afghans. La France n'en détient aucun. Le président afghan Hamid Karzaï a dû résister aux pressions de son entourage qui était opposé à cet échange. "Mais Karzaï l'avait promis à Sarkozy", confie un diplomate.

 

Publié dans Nation

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