Les dangers de la cohabitation, dix ans après le 11 Septembre

Publié le par DA Estérel 83

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Que se serait-il passé si, le 11 septembre 2001, un kamikaze à bord d'un avion avait soudainement piqué vers la tour Eiffel ou une centrale nucléaire française? Qui aurait pris la décision de l'abattre? Le président Jacques Chirac ou le premier ministre Lionel Jospin? A quel moment et s'en référant à qui?

 

 

Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, ces questions n'avaient pas été envisagées lorsque les tours jumelles de New York se sont effondrées. Et elles n'ont pas été tranchées immédiatement après la catastrophe américaine. C'est ce que donnent à voir, par un récit détaillé et documenté, les journalistes Mikaël Guedj et Yoanna Sultan-R'bibo dans leur livre 11 Septembre 2001, Paris, 11h46 (Editions Stock). Un livre écrit, heure par heure, dans un registre proche de la série 24h Chrono, qui interroge, dix ans après les faits, les acteurs majeurs de la décision, et dont Mediapart publie les bonnes feuilles. Cet ouvrage, par ce qu'il révèle notamment des dangers de la cohabitation en cas de crise internationale majeure, fait écho à un autre livre sorti simultanément, le tome 2 des mémoires de Jacques Chirac, intitulé Le Temps présidentiel(Editions du Nil).

 

 

L'ancien président de la République y livre sa version des faits. On l'y découvre aussi laudatif à l'égard d'Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères de cette cohabitation qui court de 1997 à 2002, qu'il se montre hargneux vis-à-vis du premier ministre de l'époque, Lionel Jospin. A tel point que, pour les affaires internationales, l'ancien président de la République va jusqu'à présenter Hubert Védrine comme «un intermédiaire, sinon un traducteur, entre l'Elysée et Matignon».

 

Car rien n'est simple au sommet de l'Etat. «La cohabitation n'est pas la fusion», indique très vite le premier ministre après sa nomination. «Ce n'est pas non plus la fission», lui rétorque le président qui dans ses Mémoires, fait bien entendu peser la responsabilité des mauvaises relations sur son ancien premier ministre. «Il n'est pas dans ma nature d'être spontanément désagréable avec mes semblables. Mais la vérité, dans ce cas précis, est que j'ai affaire à un type d'interlocuteur dont le style et le langage me sont étrangers. Je ne me sens rien de commun avec un dirigeant dont la rigidité intellectuelle, la vision manichéenne de la société, la conception antagoniste des rapports politiques dictent le comportement comme la pensée (...) On est loin de la finesse et de la subtilité mitterrandiennes, qui n'ignoraient rien de la complexité des êtres et savaient bien se jouer des frontières partisanes.»

 

 

Jacques Chirac poursuit: «Face à un premier ministre tout à son avantage sur la scène médiatique et parlementaire (...), ma seule force réside dans l'affirmation pleine et entière d'une primauté institutionnelle sur laquelle il ne peut exercer aucune emprise. (...) La toute-puissance dont il peut se prévaloir publiquement et dans la conduite des affaires gouvernementales s'estompe dès qu'il franchit l'enceinte élyséenne, où il se retrouve non en situation d'infériorité, mais dans sa position naturelle de second rôle face au chef de l'Etat.»

 

Alors que le président de la République revendique dès le 14 juillet 1997«le dernier mot» notamment pour «tout ce qui touche à la place de la France dans le monde», Lionel Jospin lui dénie ce droit en Conseil des ministres après avoir fait lecture des article 5 et 20 de la Constitution, reconnaissant simplement au président «le droit de porter des appréciations» sur l'action du gouvernement.

Si une constitution se lit, elle s'interprète surtout. Et de façon divergente selon le poste qu'on occupe. En période de tension post-11 Septembre, cela aurait pu avoir des conséquences graves. C'était il y a dix ans, mais sur le papier, rien n'interdit, en dépit de l'instauration du quinquennat, que dans quelques mois ou quelques années, la Ve République n'accouche de nouveau d'un président et d'un premier ministre de bords différents.

EXTRAITS.

11 septembre 2001, 18 h 30, Paris, palais de l'Élysée

C'est la première fois que Jacques Chirac et Lionel Jospin se voient depuis les attentats. Une joute sèche s'engage entre les deux hommes. Autour de la table, les ministres et les conseillers, pour l'essentiel, sont spectateurs de la scène. Parmi eux, Daniel Vaillant décrit un chef de l'État offensif, contrarié que le gouvernement ait annoncé Vigipirate renforcé sans attendre son retour.

Chirac: «Monsieur le Premier ministre, je suis surpris que vous ayez pris des décisions sans mon aval, sans même me consulter.» Vaillant se souvient d'une réponse nette de Jospin: «Monsieur le président, je vous rappelle les prérogatives du gouvernement, l'article 20 de la Constitution. Nous sommes là pour évoquer avec vous les problèmes de défense. Il fallait aller vite. Vous imaginiez bien qu'en votre absence le gouvernement ne resterait pas inerte. D'ailleurs, vous nous l'auriez reproché.»

Dix ans après, l'ancien premier ministre persiste et signe: «Nous devions prendre des mesures immédiates pour protéger les Français. J'étais en plein dans ma compétence de Premier ministre et en cohérence avec les exigences de la situation.» Un autre point de friction apparaît au début de cette réunion. Celui qui raconte était aux premières loges. Proche de Jacques Chirac et chef de son état-major particulier, le général Bentégeat reconnaît qu'il n'est pas un observateur impartial, mais livre son souvenir d'une «atmosphère assez tendue»«Ça s'est tout de suite focalisé sur les prérogatives et responsabilités de chacun. On était à quelques mois de l'élection présidentielle et déjà les arrière-pensées étaient fortes.»

 

La discorde concerne la défense aérienne du territoire. Qui, dans le pire des cas, pourrait donner l'ordre d'abattre un avion civil plongeant sur une tour ou une centrale nucléaire? «À ma grande surprise, poursuit le général Bentégeat, le Premier ministre a déclaré que c'était sa responsabilité exclusive, car, en vertu du décret de 1975, le Premier ministre était responsable de la défense aérienne.» Bien entendu, Chirac conteste et contre-attaque: «Le Président lui a répondu qu'il était chef des armées, que, donc, toute utilisation des moyens militaires devait évidemment recueillir son approbation et qu'il n'était pas question qu'on lui oppose un décret quand lui parlait au nom de la Constitution.» La question ne sera pas tranchée ce soir-là... (...)

12 septembre au matin, Paris, hôtel de Matignon.

 

Très tôt, le premier ministre découvre sur son bureau la note alarmiste que Jean-Claude Mallet, secrétaire général de la défense nationale, a rédigée la veille. Le message est clair : pas un seul des nombreux plans censés protéger le territoire français n'est conçu pour répondre à des attaques de cette ampleur. (...) Impossible d'empêcher une contamination chimique des réseaux de distribution d'eau, trop peu surveillés. Impossible d'éviter une attaque bactériologique du métro via le système de ventilation. Les centrales nucléaires ? Elles n'ont pas été construites pour supporter l'impact d'un gros porteur. Et si jamais le pire arrivait, et qu'un nuage radioactif menaçait le pays, la France ne disposerait pas d'assez de pastilles d'iode, censées empêcher le développement de cancers.

En quelques heures, la donne a changé. On sait désormais les terroristes capables d'échafauder les scénarios les plus fous et les plus meurtriers, et de les réaliser. La France dispose bien de plans de protection aux noms plus barbares les uns que les autres : Sater, Biotox, Piratome, Piratox, Piratair-Intrusair, Piranet... Depuis le 11 Septembre, ils sont tous obsolètes. Même l'incontournable Vigipirate, réactivé la veille dès 17 heures.

Certes, il rassure la population et les politiques. «La présence de patrouilles de police et de l'armée crée tout de même un climat d'insécurité pour les terroristes et gêne la petite délinquance qui se fait souvent l'intermédiaire des activistes», assure Jean-Robert Rebmeister, directeur adjoint du cabinet militaire et civil d'Alain Richard. Mais en cas d'attaque terroriste de grande ampleur, la raquette est trouée. Et quelques centaines de militaires de plus dans les lieux publics n'y feront rien. La décision est prise, il faut revoir la totalité des plans de sécurité intérieure du pays, et vite. Un ballet de réunions démarre le jour même, entre les équipes du SGDN, de Matignon et des différents ministères. Le tout orchestré par Jean-Claude Mallet, apprécié à droite comme à gauche. (...)

Autre urgence de la matinée: protéger le ciel français et définir les cibles potentielles des terroristes.

À Matignon, Jospin organise la première grande réunion de défense aérienne. (...) Qui prendrait la décision d'abattre un avion menaçant? La veille, la question a déjà fait débat entre Chirac et Jospin. «À cette réunion du 12, je rappelle qu'il s'agit d'une action militaire sur un avion civil, et que cette action est du ressort du Premier ministre», affirme l'amiral Dumontet. «À aucun moment, nous n'avons pensé que Lionel Jospin assumerait seul la décision d'abattre un avion, précise Louis Gautier. Il s'agissait simplement d'affirmer les compétences du gouvernement, et d'écrire un scénario clair de prise de décision.»

À entendre le général Bentégeat, les conseillers de Jospin assouplissent leur position dans les jours suivants: «Olivier Schrameck (le directeur de cabinet du premier ministre) m'a demandé de venir le voir, ce qui n'était pas fréquent. Il me dit: “On a bien réfléchi, nous pensons qu'il est tout à fait légitime constitutionnellement que le Président soit associé à la décision éventuelle d'ouverture du feu”.» Bentégeat sourit: «On s'est rendu compte à Matignon que ce n'était pas dans l'intérêt du Premier ministre de gérer seul cette affaire, avec le risque que pouvait représenter la décision de détruire un avion civil...Ça pouvait être un suicide politique.»

 

Que dit le scénario final? En cas d'avion suspect dans le ciel français, le commandant de la défense aérienne ou l'officier de quart appelle d'abord Matignon (le chef de cabinet militaire), puis l'Élysée (le chef d'état-major particulier), pour s'assurer de l'accord des deux autorités pour l'ouverture du feu. L'Élysée est donc mis dans la boucle, ce qui n'était pas le cas auparavant. Mais si le temps est compté, seul le premier ministre sera informé. Si la menace se révèle immédiate, le commandant de la défense aérienne peut assumer seul la responsabilité d'abattre l'avion suspect.

 

«Five men on board»

La séquence semble digne d'un film d'action hollywoodien. Elle a pourtant déjà eu lieu au-dessus de nos têtes, le 12 mars 2002, quelques semaines avant le premier tour de la présidentielle. Un avion Toulouse-Paris envoie un message à la tour de contrôle: «Five men on board» (Cinq hommes à bord). Puis fait soudain demi-tour. Le souvenir du 11 Septembre plane toujours: on pense immédiatement à un détournement, ou pire, à un avion-suicide. La tour de contrôle appelle en urgence la haute autorité de défense aérienne, à Taverny. Qui, suivant la procédure, contacte directement le chef du cabinet militaire du Premier ministre.

C'est l'amiral Dumontet qui relate l'histoire: «J'appelle immédiatement Lionel Jospin, qui est à son QG de campagne. Il revient illico à Matignon. Je sens la tension, le poids des responsabilités plus qu'à aucun moment de ma carrière. » Deux Mirage 2000 ont déjà décollé de Mont-de-Marsan et rejoint l'avion suspect. Par les hublots, les chasseurs aperçoivent les pilotes, masques à oxygène sur le visage. Le message à la tour de contrôle est répété«Fire on board»... et non «Five men».

Il ne s'agissait donc que d'un incendie. «Je préviens immédiatement le Premier ministre, soulagé, raconte l'amiral. La tension redescend d'un cran. Tout a été très vite, ce qui prouve que le système mis en place après le 11 Septembre fonctionnait.» Qu'aurait fait Lionel Jospin? Aurait-il décidé d'abattre un avion réellement menaçant? «C'est un homme à sang-froid, compétent dans l'action ; je pense qu'il n'aurait pas hésité à prendre une décision, dans un sens ou dans l'autre», affirme Dumontet qui, dans les minutes qui suivent la fausse alerte, prévient l'Élysée et le général Bentégeat. «Pour que le Président ne l'apprenne pas par quelqu'un d'autre.»

La riposte dans les têtes

 

À Matignon, cet après-midi du 13 septembre, les télés sont branchées sur CNN pour écouter l'interview que Chirac accorde à la chaîne américaine.«Quand il s'agira de sanctionner cette folie meurtrière, oui, la France sera aux côtés des États-Unis», déclare le président français. En une phrase, Chirac annonce que la France fera la guerre. «Évidemment, on est très agacés! La décision d'intervenir militairement doit être prise par les deux têtes de l'exécutif. On sent que Chirac instrumentalise la situation, qu'il tire la couverture à lui», analyse Louis Gautier, conseiller pour la défense de Jospin. Dans la foulée, la porte-parole de l'Élysée, Catherine Colonna, tente d'éteindre les braises: «La France a fait le choix d'être solidaire, mais cela ne signifie pas que nous signerons un chèque en blanc. On n'en est pas là. Les États-Unis n'ont rien demandé.» (...)

L'US Air Force dans le ciel français?

 

La scène se passe au cours de l'après-midi du dimanche 30 septembre, dans le bureau du président de la République. Jacques Chirac se trouve avec son chef d'état-major particulier, le général Bentégeat, quand le premier ministre appelle. Lionel Jospin entend évoquer la demande d'autorisation de survol du territoire français envoyée par les Américains.

Bentégeat raconte l'échange: «Monsieur le président, dit Jospin, je ne suis pas d'accord. On pourrait à la limite autoriser le passage d'avions qui ne soient pas armés. Mais s'ils sont armés, c'est non.» Le général fait alors passer une petite note au Président, sur laquelle il écrit simplement: «6 000 morts» (le chiffre alors disponible). «Chirac était capable de théâtralité, se souvient Bentégeat. Il s'est arrêté... avant de dire, d'un ton grave: “Monsieur le Premier ministre, est-ce que vous avez pris conscience du fait que les États-Unis ont eu six mille morts en vingtquatre heures? Et vous me dites que vous allez refuser le passage de leurs avions?”» Un silence. «Bon, si c'est votre décision, je ne m'y opposerai pas», aurait fini par lâcher Lionel Jospin.

Lorsqu'on évoque le sujet avec l'ancien premier ministre, il assure ne pas conserver le souvenir d'un tel désaccord. «Reconnaissant le droit à la légitime défense des États-Unis, l'idée du survol du territoire par des avions armés américains ne pouvait pas être un problème en soi. Il est fort probable que j'aie demandé au Président: “Est-ce qu'on accepte?”,plus dans le cadre d'un échange de précisions et d'arguments, que sous l'angle d'un désaccord formel.» La France autorise donc les avions américains à survoler son territoire pour aller en Asie centrale, vingt-cinq ans après avoir refusé de les laisser passer pour bombarder la Libye. Jacques Chirac était alors premier ministre... «Il était celui, avec Mitterrand, qui avait refusé ce survol, ce qui était resté gravé dans l'esprit des Américains, se souvient le général Bentégeat. C'était resté une rancœur. Cette fois, Chirac n'a pas hésité une seconde, il a dit “oui” tout de suite.» (...)

Élysée-Matignon: deux visions opposées?

À partir d'octobre, chaque question de défense est donc d'abord discutée à Matignon, en comité restreint. Autour de Jospin, les ministres concernés, les membres de cabinet, et évidemment Gautier. Le lendemain, les mêmes dossiers sont exposés en conseil restreint, à l'Élysée, autour du Président.«C'est un processus lourd, mais qui garantit que les problèmes seront analysés à fond. La cohabitation donne une sorte d'assurance en période de conflit international», pense l'amiral Dumontet.

L'état-major du Président, lui, est moins convaincu par ce fonctionnement: «La cohabitation freine notre engagement, Matignon tire clairement vers le bas l'intervention française en Afghanistan, estime le général Henri Bentégeat. Dès le discours de Chirac le 7 octobre, il y a deux lignes politiques. Pour l'Élysée, la solidarité envers les Américains doit être sans faille, ce qui implique inévitablement un engagement opérationnel français. Pour le Premier ministre, le soutien doit être limité, encadré.»

Même sentiment chez l'amiral Wilmot-Roussel: «Pour Jospin, la France ne pouvait pas faire un geste politique envers les États-Unis sans retour de leur part. On n'a pas de cadeaux à faire aux Américains: c'était ça, la position de Matignon. Chirac, lui, était bien plus généreux que ça.»

«Oui, le Président a un certain allant, confirme François Hollande, que Jospin a l'impression de contenir pendant les conseils de défense.» Les conseillers diplomatiques du Président sont plus nuancés: «Chirac légitime l'intervention américaine mais reste réservé sur une participation française qu'il souhaite limitée. Mon sentiment, c'est qu'il pense qu'on ne gagne pas une guerre en Afghanistan», affirme Jean-Marc de La Sablière. «Il savait que c'était un guêpier», confirme Thierry Dana, de la cellule diplomatique.

Denis Tillinac rapporte cette discussion avec Jacques Chirac: «Les Français ont la tripe assez antiaméricaine, il faut faire attention, dit l'écrivain au Président. — Je sais, je sais. Mais le problème, c'est qu'on est aussi menacés qu'eux», répond Chirac. Pour Tillinac, Chirac considère qu'il n'a pas le choix. «Mais je ne le sens pas à l'aise avec ce conflit qui ressuscite une solidarité occidentale. Car il n'aime pas cette notion, l'Occident.»

Au final, Paris doit être aux côtés de Washington. Mais où placer le curseur? Comment ne pas tomber dans une spirale guerrière qu'on ne maîtriserait plus, tout en apparaissant comme un allié fidèle? Les conseils restreints autour de Chirac et Jospin seront le théâtre de débats pointilleux.«Mais le Président et le Premier ministre ont fait le choix de ne jamais aller au conflit sur ce thème de la défense, explique l'amiral Dumontet.En revanche, sur les enjeux de communication, la tension a été très forte.»

Ce que confirme le général Henri Bentégeat: «Pendant tout le conflit, ce sera à qui, entre le Président et le Premier ministre, annoncera avant l'autre les mesures prises d'un commun accord. Il faut avoir la vedette, montrer qu'on dirige les choses, et s'exprimer dans des mots qui satisfont sa sensibilité politique.»

Publié dans Politique

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