« En prenant parti pour les victimes, Sarkozy dévoie la justice »

Publié le par DA Estérel 83

Rue89

 

 

Denis Salas, magistrat et universitaire, regrette la « bouc-émissarisation » du délinquant par le gouvernement actuel et prône la « justice restauratrice ».


Denis Salas (DR)

Magistrat et universitaire, ancien juge des enfants et juge d'instruction, Denis Salas est actuellement secrétaire général de l'association française pour l'histoire de la justice, directeur des Cahiers de la justice, et chercheur à l'EHESS.

A l'origine de l'expression « populisme pénal » en France, Denis Salas vient de publier aux éditions Les Arènes « La Justice dévoyée, critique des utopies sécuritaires ». Un essai à la frontière de la philosophie politique, illustré de nombreux cas concrets issus de l'expérience de terrain de son auteur. Entretien.

Rue89 : Vous écrivez que « les lois pénales sont souvent calibrées selon leur impact supposé sur l'opinion, non selon leur efficacité réelle ». Avez-vous des exemples concrets ?


« La Justice dévoyée » de Denis Salas

Denis Salas  : Oui. D'abord, je veux préciser que j'ai justement écrit ce livre pour m'interroger sur le sens de la multiplication des lois pénales depuis dix ans : 18 au total, 25 si l'on compte les lois de procédure, soit près de trois par an.

Pourquoi cette intensité, cette course, sans raison objective ? Parce qu'on ne peut pas dire que nous soyons un pays criminogène : il n'y a pas eu d'augmentation drastique de la délinquance pendant cette décennie. Au contraire, M. Guéant communique ces jours-ci sur une baisse de celle-ci.

Tout récemment, après la publication de mon livre, la loi mémorielle condamnant la négation des génocides, notamment arménien, est un très bon exemple. Elle sera très peu appliquée, car la loi Gayssot de 1991 (qui pénalise le génocide des juifs) l'est peu. Elle vise seulement à montrer à une partie de l'électorat qu'on adhère à ses thèses.

Mais il ne s'agit pas vraiment d'une loi sécuritaire...

C'est vrai, mais on est quand même dans la division du monde entre des « victimes » (la communauté arménienne) et des « bourreaux » (les Turcs). Cette loi remet en scène une guerre des mémoires.

Mais il y a des exemples beaucoup plus concrets, comme la loi qui pénalise l'occupation des halls d'immeubles, adoptée en 2003. Elle a été extrêmement peu appliquée, car elle est inapplicable : comment démontrer le délit d'entrave à la circulation dans un hall d'immeuble ? C'est impossible. Donc application très faible, mais effet dans l'opinion : rassurer, protéger.

Autre exemple tout à fait éclairant : la loi sur l'interdiction du port de la burqa dans les lieux publics. Le débat sur son adoption a fait un bruit phénoménal pendant des mois, mais elle est finalement très modérément appliquée, avec beaucoup de prudence de la part des policiers.

En l'occurrence, on peut vraiment opposer la frénésie législative et la prudence policière : les policiers n'appliquent cette loi qu'avec beaucoup de réticence, pour ne pas jeter de l'huile sur le feu et cristalliser un conflit avec ces femmes ou les dangereux terroristes qui sont supposés être derrière elles.

Du coup, vous dites qu'il y a dans le code pénal 10 000 incriminations, dont seulement 1% sont utilisées par les magistrats, et encore moins par les policiers...

Oui, ce sont des chiffres à la louche. Mais ce qui est frappant, c'est la multiplication des incriminations, alors qu'on utilise toujours les mêmes « outils » : le vol, les coups et blessures, le trafic de stupéfiants, les infractions sexuelles...

Tout se passe comme si on avait besoin d'ajouter toujours des infractions nouvelles pour donner à l'opinion le sentiment qu'on répond à une attente. Alors qu'en réalité, la pratique ne change pas beaucoup.

Il y a ce que les criminologues appellent une « criminalisation secondaire » : ce n'est pas la loi qui parle, mais les professions chargées de l'appliquer (procureurs, policiers...) qui sélectionnent dans la loi ce qui leur est utile pour agir efficacement.

C'est cela qui donne la loi « réelle », la « politique pénale » déclinée par régions, par villes.

Si je vous suis bien, même si la loi est votée par une majorité élue démocratiquement, il y a une forme d'arbitraire dans son application ?

Non, il s'agit plus d'une application de la loi à des circonstances locales. Par exemple, au Pays basque, ce sera adapté au terrorisme, et dans d'autres régions, à la lutte contre l'alcoolisme.

De plus, il est nécessaire d'individualiser l'application de la loi. Or, le problème aujourd'hui, c'est que nous sommes dans une doctrine utilitariste : les lois sont conçues pour être utiles et dissuasives, en fonction d'une protection attendue du citoyen.

Cette dissuasion générale est donc aveugle au cas particulier, à la réalité individuelle et sociale de chaque affaire. C'est bien pourquoi il y a des juges, des policiers et des avocats qui, chacun à leur place, doivent réinterpréter la loi en fonction des événements qui surviennent.


Nicolas Sarkozy rencontre des magistrats à la Cour de cassation, le 7 janvier 2009 (Francois Mori/Reuters)

Toutes ces incriminations pénales ne sont-elles pas un frein à une application efficace de la justice ?

Il ne faut pas oublier une chose importante : la multiplication de ces lois est liée à ce qu'on appelle le « légicentrisme ». Dans son imaginaire politique, le législateur conçoit son rôle comme répondant à la délinquance en général. Sa visée, c'est « le risque zéro ».

Dès lors que vous promettez au citoyen un monde sans danger et sans risque, vous êtes contraint de poursuivre le mouvement de la multiplication des lois, car la loi elle-même incarne cette promesse de risque zéro. Du fait qu'elle ne peut se réaliser, son mouvement est inépuisable et son renouvellement, inéluctable.

C'est le discours utopique qui domine aujourd'hui :

« Je suis en guerre contre le crime. Je peux vous conduire vers un horizon de paix et de sécurité. Vous devez donc me faire confiance, il y aura autant de lois que nécessaire pour réaliser cette promesse. »

Ce parti-pris pour les victimes, affiché au plus haut niveau de l'Etat par Nicolas Sarkozy, est un dévoiement de la justice. Celle-ci ne doit pas opposer les uns (les victimes) aux autres (les agresseurs), mais, au contraire, faire vivre chacun dans un idéal d'égalité de traitement devant la loi.

Il y a un autre dévoiement très important, celui de la perversion des mots : quand Nicolas Sarkozy dit « la prévention est la meilleure des répressions », il brouille le sens du mot « prévention ». Associé à la « répression », le mot « prévention » est retourné et perd toute signification.

Dans les propositions de l'opposition sur la sécurité, voyez-vous une différence avec la politique appliquée par la majorité depuis dix ans ?

Le débat ne s'est pas encore noué sur ces questions-là, mais on a pu voir pendant la primaire socialiste un discours très différent.

En quelques mots, une volonté de stopper ce mouvement à travers deux mesures-phares : l'abrogation des peines plancher, ces peines automatiques, et celle de la rétention de sûreté, qui est cette mesure de peine illimitée après la peine pour les délinquants les plus dangereux.

Autre chose très intéressante, j'ai constaté un élargissement aux questions de société, au-delà des questions sécuritaires. La violence des jeunes, la toxicomanie, ne sont pas seulement abordées en tant que faits réprimés, mais aussi en tant que problèmes pris dans leurs causes, auxquels il faut apporter des réponses. C'est une alternative à une vision purement répressive.

Vous parlez des peines plancher, un exemple emblématique de cette politique sécuritaire. Pourquoi cela ne marcherait pas, de dire à un délinquant que s'il récidive, il écopera automatiquement d'une peine élevée ?

Ça ne marche pas parce que ça repose sur un postulat qui est faux : qu'une peine élevée automatique sera dissuasive, et aura pour résultat de réduire la criminalité.

Or, aucune peine automatique ne réduit la criminalité. C'est un postulat utilitariste répandu dans le néo-libéralisme : on imagine que le délinquant va anticiper, par son comportement, un risque d'incarcération. Mais toutes les études – je parle d'un siècle d'études cliniques et psychiatriques – montrent que le comportement du délinquant n'est pas rationnel !

Il est lié à des tas d'autres facteurs : personnels, sociaux, familiaux, psychiatriques... C'est infiniment plus complexe qu'un simple calcul des risques liés à une peine encourue.

Une bonne réponse à cette thèse est de se demander qui est réellement en prison. Il y a 20% de personnes souffrant de troubles psychiatriques, un tiers de toxicomanes ou d'alcooliques, six fois plus de suicides qu'en milieu libre... Ce sont des individus profondément perturbés, malades, cassés par les aléas de la vie.

Je ne retrouve pas dans cette population-là ces individus que les lois décrivent comme capables, pour éviter le désagrément de la prison, de diminuer rationnellement leur consommation de drogue, ou leur activité délinquante.

Cette introduction d'une idéologie libérale dans les lois pénales est une erreur profonde.

Vous êtes à l'origine de l'expression « populisme pénal », pouvez-vous l'expliquer ? Est-ce « un fait divers, un discours, une loi » ?

Ça va au-delà. J'ai retravaillé ce concept à partir du concept américain de « penal populism ». Pour moi, c'est un discours compassionnel à l'égard des victimes, qui se traduit par une dénonciation des institutions incapables de répondre à la colère de celles-ci.

Il y a donc une adéquation entre la sévérité et la compassion : la fermeté serait la réponse la plus adéquate à la ferveur compassionnelle. L'exemple typique est ce site, l'Institut pour la justice. Cet institut, qui n'existait pas quand j'ai forgé le concept de populisme pénal, en est une illustration tellement aveuglante que je ne l'aurais pas imaginé dans mes rêves les plus fous.

Dans leur pacte pour la justice, on a tous les ingrédients du populisme pénal. Tout est faux ! Les cinq points du pacte résument tout ce que je combats.

Par ailleurs, ils parlent de 80 000 peines de prison non exécutées, et disent que le crime nous menace en raison de cette application non effective de la loi.

Or, la loi elle-même prévoit que les peines de moins de deux ans puissent être aménagées : vous êtes condamné à deux ans de prison, vous ne les faites pas, et vous êtes convoqué par le juge d'application des peines afin de transformer, avec votre accord, votre peine en port d'un bracelet électronique par exemple.

Sur les 80 000 peines qu'ils évoquent, 95% sont des peines de moins de deux ans, donc en cours d'aménagement ! Et ce raisonnement faux justifie aujourd'hui le programme de construction de 30 000 places de prison dans le discours politique, de Nicolas Sarkozy notamment... Et si vous ne décodez pas ce raisonnement, vous y adhérez comme à une évidence.

Mais que répondez-vous aux victimes, qui ont parfois le sentiment d'être traitées par le mépris ?

C'est pour ça que j'ai tenu à faire une deuxième partie dans mon livre, avec des utopies reconstructives.

Il y en a une à laquelle je tiens beaucoup : la justice restauratrice. Cela reste une utopie, mais elle est en prise avec la réalité. Elle a été imaginée dans les pays de « common law », pour lutter contre l'inflation de la population carcérale et la détérioration du lien social qu'elle entraîne.

C'est une volonté de répondre à la fois au désir de restauration de la victime, au souci de réinsertion du condamné, et au souci de réparation du trouble à l'ordre public.

Dans la justice restauratrice, on entend les victimes, dans leurs demandes, dans leur souffrance, dans leurs critiques à l'égard de l'appareil judiciaire, qui sont parfois très justifiées. Ensuite, la décision est prise ; elle n'est pas forcément en adéquation totale avec ce que voulait la victime, mais celle-ci a au moins été reconnue. La reconnaissance, la vérité et la réparation sont ses objectifs.

Vous écrivez que « le droit pénal devient le ciment de la société », pourquoi ? On pourrait penser qu'il s'agit du droit tout court...

Le droit est le ciment du « vivre ensemble ». Mais dans notre société, les liens sociaux ou familiaux sont un peu en miettes, il y a cet « individualisme négatif » dont parle Robert Castel, largement subi et facteur de souffrance. Nous sommes donc, peut-être plus qu'avant, en quête d'une nouvelle unité qui fasse lien.

Et la désignation, par une loi pénale, d'un ennemi imaginaire, fait lien, fait corps, fait ciment. Cette permanente « bouc-émissarisation » du délinquant mineur, du toxicomane qui insécurise nos cités, du malade mental criminel, etc., crée une sorte de solidarité négative. C'est un lien négatif, un lien pauvre.

Publié dans Justice

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