« Des clans de la mafia calabraise essaiment sur la Côte d’Azur »

Publié le par DA Estérel 83

Rue89

 

 

Giovanni Tizian est un journaliste italien qui enquête depuis plus de cinq ans sur l’extension territoriale des réseaux mafieux. Sa vie est une histoire qui commence mal. La suite n’est guère plus réjouissante.

En 1994, alors qu’il devait avoir approximativement 9 ans, son père est assassiné par la ’Ndrangheta. La famille quitte alors la Locride en Calabre pour Modena, en Emilie-Romagne.

En 2006, Giovanni devient journaliste et enquête sur les ramifications de la criminalité organisée dans le nord de l’Italie. Son travail contribuera à l’établissement d’une cartographie précise des clans, notamment en Emilie.

Il est déterminé, rigoureux, précis et fait face à un ennemi tout aussi déterminé, rigoureux et précis. Après la publication de son livre : « Gotica Ndrangheta, mafia e camorra oltrepassano la linea », très renseigné, l’Etat italien décide de le protéger 24h heures sur 24 et 7 jours sur 7.

Escorte civile et populaire

La mise en place d’une protection rapprochée pour un journaliste est toujours difficile à concevoir dans un Etat de droit. Pourtant, nous ne relatons point des faits émanant du Mexique ou de la Colombie, mais bel et bien de la région de Bologne où Giovanni Tizian avait, depuis peu, accepté la charge de prendre la direction de Libera radio, la radio antimafia du réseau associatif éponyme.


« Io mi chiamo Giovanni Tizian », bannière de soutien (Da Sud)

Les difficultés de Giovanni Tizian ont provoqué une réponse citoyenne sous l’impulsion de l’association Da Sud qui a mis en place un réseau d’escorte civile et populaire.

Pigiste et précaire

Le journaliste doit également faire face à une difficulté supplémentaire, celle d’être un journaliste précaire, enchaînant les piges mal-payées malgré le sérieux de ses enquêtes. Ce qui le place de facto dans une situation d’insécurité sociale extrême : démuni, isolé et condamné à mort par la mafia la plus puissante au monde : la ’Ndrangheta. Entretien.

Guillaume Origoni et Frederico Lacche (Libera radio Bologna)  : Depuis le 22 décembre 2011, vous vivez sous la protection d’une escorte de police. Pouvez-vous expliquer ce qu’induit cette façon de vivre ?

Giovanni Tizian : Vivre sous escorte signifie en premier lieu ne plus vivre seul. Mon intimité est partagée avec ceux qui me protègent. Quotidiennement, la tranquillité n’existe plus, ma vie privée est distordue. Les amis, la sortie au restaurant, le cinéma, toutes ces choses deviennent compliquées.

J’ai rapidement compris que la plupart de mes activités se feraient désormais chez moi. Les relations sont très limitées et cela induit une difficulté supplémentaire sur le plan professionnel, car cette restriction nouvelle m’oblige à me méfier, à faire plus attention à mes sources pour me consacrer uniquement à celles qui sont fiables.

Evidemment, il devient alors difficile d’étoffer le réseau indispensable à la bonne pratique du journalisme.

Aviez-vous envisagé la probabilité d’une mise sous escorte ou, a contrario, cela restera une expérience traumatique ?

Je ne l’avais jamais envisagé. Il est évident que lorsque tu travailles sur la mafia, tu t’attends toujours à des pressions possibles, des menaces pour empêcher publications et enquêtes, mais vivre sous escorte, non, vraiment pas. Cela reste pour moi un changement radical, un facteur déstabilisant.

Avez-vous ressenti une solidarité nationale voire internationale autour de votre cas ? Comment a réagi la société autour de vous ?

Les manifestations de solidarité ont afflué. L’association Da Sud a organisé une campagne en adéquation avec mes convictions, ils ont évité le piège de la construction héroïque autour de ma personne. Ce type de représentation est nocif, car, en fin de compte, il tend à déresponsabiliser les individus. Cette responsabilité reste pour moi le cœur du problème.

Nous n’avons pas besoins de héros, mais de citoyens qui par la multiplicité de leurs gestes combattent la mafia jour après jour. Dans le cas contraire, la solidarité devient vide de sens.

Du côté des politiques, les choses doivent être plus nuancées. Parmi ceux qui m’ont soutenu, certains ont ensuite usé de leur influence pour éviter l’arrestation de camorristes.

D’une façon générale, cette vague de solidarité m’a fait chaud au cœur même si l’ensemble de ces manifestations n’est pas toujours homogène. Sur le plan international, quelques journalistes étrangers se sont intéressés à mon cas, mais cela reste marginal.

Pourtant, le nord de l’Italie est en relation constante avec l’Europe et, l’Allemagne ou la France seraient bien inspirés en prenant en compte ce phénomène avec le plus grand sérieux. Ces Etats ne se rendent pas vraiment compte des conséquences de telles sous-évaluations.

Justement, vous avez réalisé récemment avec Fabio Tonacci, l’interview d’un repenti de l’Ndrangheta. Cette entrevue a mis en évidence le problème croissant de la colonisation mafieuse hors des frontières de la péninsule, tout d’abord en Allemagne, mais aussi en France

Oui ! Tout à fait ! Ce repenti nous à clairement expliqué qu’il a conclu en France des affaires, sur la Côte d’Azur, pour le clan De Stefano, qui est l’un des plus puissants de Reggio Calabria, historiquement implanté sur la Riviera, à Cap d’Antibes notamment.

Le clan De Stefano est un des plus puissants car il a su mettre en place un circuit de financement efficient duquel la Ligue du Nord fait partie. Les enquêtes ont fait émerger ces investissements de l’Ndrangheta sur la Côte d’Azur.

Si ce clan est le plus puissant, les déclarations du repenti ont permis de mettre en lumière trois autres « familles » de l’Ndrangheta dans le sud de la France :

  • un essaimage important est en cours à Pegomas, au nord de Cannes, par leclan Pesce également très puissant qui a aussi pris racine à Milan ;
  • la présence des « cosche » (familles mafieuses) Ionniènes (issues de la partie basse de la Calabre aux alentours de Reggio Calabria dans la mer ionniene) est une certitude en ce qui concerne Marseille. Celles-ci sont impliquées dans le narcotrafic international. La France est un centre névralgique du business mafieux car les familles ont besoin de ports pour prospérer et Marseille est l’un d’eux ;
  • l’autre point important réside dans les investissements immobiliers. Le clan Pellegrino qui domine Vintimille et Bordighera, les villes frontalières, réalise des investissements en France par le biais de la « chambre de compensation ». Cette structure organisée permet les investissements immobiliers en Ligurie, mais assure également le lien entre les « Ndrines du nord de l’Italie et les familles installées en France et en Espagne. Cet instrument coordonne les ordres qui émanent de Calabre, passent par les régions frontalières et trouvent un réceptacle en France.

A Marseille, Jean Noël Guérini, président socialiste du Conseil général des Bouches-du-Rhône a été mis en examen pour prise illégale d’intérêts, association de malfaiteurs, trafic d’influence. Son frère, qui gérait plusieurs sociétés de traitement des déchets, était proche d’un boss local. Criminalité organisée présumée ou mafia présumée ?

Je ne connais pas spécifiquement cette affaire, mais qu’il s’agisse de criminalité organisée ou de mafia, distinction que je ne peux pas faire dans ce cas précis, il est clair que la collusion entre politique et criminalité remonte souvent sur nos écrans radar lorsqu’il s’agit de Marseille.

Je peux par contre vous dire avec certitude qu’il y a eu dans la cité phocéenne des cas, qui à ce jour ne sont pas encore remontés à la surface, de marchés publics auxquels l’Ndrangheta Ligure serait mêlée suite à l’approche de politiques locaux.

Le parlement européen, poussé par les propositions des politiques italiens Rosario Crocetta, Rita Borsellino et Sonia Alfano, a créé depuis le 25 novembre 2011, une commission antimafia. Saut qualitatif ou coquille vide ?

C’est indubitablement un progrès. Il conviendra par la suite de savoir quelle sera sa véritable influence. Je crois qu’en Europe, l’attention portée à ce problème est réelle. C’est un pas important. Les magistrats que nous avons interviewés ont manifesté leur désir d’avancement dans la collecte d’informations sur le phénomène.

Les yeux s’ouvrent et les langues se délient car beaucoup comprennent aujourd’hui que le cloisonnement entre légal et illégal n’existe plus. La concurrence que font les entreprises mafieuses aux entreprises légales est un fléau. C’est ce qu’expriment les magistrats aujourd’hui.

Publié dans Société

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